Le corps dans lequel j’habite commence à m’effrayer. Aurait-il atteint la limite du nombre de fois que ses cellules peuvent se régénérer? Fonctionnent-elles au ralenti maintenant qu’elles ont bientôt 78 ans bien sonnés? C’est certes le cas pour ma mémoire et mes jambes, ces magnifiques jambes qui ont jadis pratiqué le saut à la perche. Athlétiques, elles m’avaient même propulsée jusqu’à gagner une compétition intercollégiale à Montréal. Je les vois encore sautant dans les airs, longues, minces et agiles.
Lorsque je vois de jolis visages qui vieillissent derrière l’écran de ma télé, je paralyse. Mon regard rivé sur le plasma, je touche mes joues un peu dégonflées, mes lèvres qui se froissent et mes yeux reculant dans leurs orbites.
Selon moi, un des mots les plus élégants du vocabulaire à propos des gens matures est certainement « mûrissement ». Arrêtez-vous un instant pour y réfléchir. Ce magnifique mot signifie s’acheminer lentement vers la maturité plutôt que vers la déconfiture.
Avec ma manie de manger des pommes à tout bout de champ, j’en achète tellement qu’il arrive que quelques-unes ratatinent avant que je n’aie la chance de les croquer. Presque imperceptiblement, la masse corporelle du fruit défendu se déshydrate, s’affaisse, s’amoindrit, et sa peau ramollit. Même si sa chair se révèle encore bonne à la consommation, son enveloppe se détériore.
Mon visage est tout probablement à l’image de cette pomme rabougrie, mais avec de belles barniques colorées accrochées au nez! C’est d’ailleurs grâce à ma vue contrôlée annuellement par l’opticien du canton que je continue à bien voir mes mots qui s’écrivent et s’envolent aux quatre vents.
À ce que j’ai lu sur le sujet, la perte de volume et d’efficacité des trois couches cutanées entraîne un certain nombre de changements : perte d’élasticité, perte de lipides essentiels, diminution du nombre de terminaisons nerveuses cutanées et perte de sensibilité. Seigneur, aidez-moi! Mais le pire, et personne ne s’en doute, c’est la réduction du nombre de glandes sudoripares et de vaisseaux sanguins qui provoque une baisse de la capacité de la peau à se protéger de la chaleur. Donc, en plus de moins bien tolérer les rayons du soleil, nous faiblissons plus facilement sous la chaleur, même si nous n’avons plus chaud comme dans notre plus jeune temps! Je ne m’étendrai plus jamais dehors!
Pourtant, je me rappelle parfaitement les années où j’avais toujours chaud : l’époque de mes bouffées de chaleur de cuisinière ménopausée. Dans ma première toute petite cuisine, je cassais des œufs, je tournais des crêpes et j’endurais. J’étouffais de mon mieux mes sensations et, lorsqu’une intense chaleur me détrempait le chignon, j’appelais ma fille en renfort pour qu’elle prenne ma place une petite trentaine de minutes devant la plaque chauffante. Si je lançais la phrase codée, « les tortellinis bouillent », elle comprenait subito presto.
Cette jolie expression, chères lectrices, je vous la prête avec grand plaisir si le besoin s’en fait sentir.
Dieu merci, je ne vois pas mes fesses pendouiller. Pourtant, c’est à cause de ces fesses mollettes que mes jambes tirent de la patte. Pendant la pandémie, j’en ai marché un coup, mais, depuis que la routine avec mes amis au café s’est établie, mon arrière-train est toujours assis. À force de taper sur un clavier et d’empiler des brouillons d’écriture, tout mon bas du corps s’ankylose et mes pauvres belles jambes de jadis me réveillent la nuit. Je dois alors sortir du lit et marcher une bonne quinzaine de minutes de bord en bord dans la maison jusqu’à ce que la douleur se rendorme.
Vous le savez bien, je raffole des couleurs. J’aimais garnir mes assiettes à déjeuner de beaux fruits colorés. J’aime m’habiller de coloris éclatants et variés. Pourquoi croyez-vous que je colore la vêture de ce corps qui s’apprête à perdre la bataille contre l’âge? En ouvrant vos écrans pour me lire, ne voyez-vous pas les couleurs vivifiantes, les jolies épinglettes qui sont pour moi comme des distinctions honorifiques récompensant la vaillance et le courage de vivre? Avant de plier bagage, remercions nos charpentes bringuebalantes de nous avoir menés si loin et félicitons-nous d’avoir vécu.
Pour plusieurs, puisqu’ils s’en inquiètent, la lente décrépitude du vieillissement empire. Comme si un démon aux cornes roses mettait tous les maux de la terre sur le compte de l’âge. Une moustache pousse aux carottes oubliées et des tubercules se pavanent sur la caboche des patates trop fripées. Selon moi, l’âge n’a pas d’âge, mais le vieillissement, même s’il me déplaît, est incontournable. Certes, certains changements physiologiques apparaissent. Advienne que pourra!
Ce matin, j’ai voulu me moquer un peu de la mortelle charpente qui nous semble si précieuse. Il faut la traiter avec soin pour l’aider à traverser autant de bonnes années que possible, mais, pour le reste, il ne s’agit que d’un bouddha d’apparat décorant nos vies et nos petits palaces.
Notre vraie nature est invisible à l’œil nu. Comme une sève miraculeuse qui nous abreuve, nous construit et nous différencie. Cette véritable nature brille comme une lumière en nous, une flamme dont nous avons le devoir d’entretenir le feu.
Je prends de l’âge; je m’amenuise, je m’affaiblis; je meurs à petits bonds d’une terrible lenteur. Chaque orteil et chaque doigt grimpent l’un sur l’autre comme s’ils tentaient de fuir leur destin.
Ma mémoire est une cuvette trouée qui a même réussi à oublier ce qui me faisait ruer dans les brancards dans le temps. Mon vieux cœur presque aussi vide qu’une église espère toujours arriver à combler quelques désirs.
Vieillottes, lasses et malhabiles servantes, mes mains préfèrent encore ÉCRIRE. Elles insistent pour continuer à me raconter.
Plus que tout l’or, la myrrhe et l’encens, ces précieuses mains ne veulent pas redevenir poussière.
Cora
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