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16 juin 2024

Une tigresse éhontée

Voilà! Je me lance. J’ai enfin décidé d’écrire une histoire inventée. Depuis quelques mois, je tourne et retourne cette idée dans ma tête. Pourrai-je y arriver? Inventer de toutes pièces une intrigue; peut-être une histoire d’amour avec un ensemble d’événements et assez de faits pour constituer un court récit. Une nouvelle, comme l’appellent les écrivains de métier. J’ai toujours rêvé de devenir une véritable auteure à succès, mais par où devrais-je commencer? J’ai lu quelque part qu’écrire c’est comme « gravir une montagne sans quoi il n’y aurait guère d’intérêt à vouloir toucher les cimes ». C’est bien vrai! Si je me lance, j’aurai besoin d’un aigle géant pour m’aider à grimper très haut.

Je rumine une idée, je cherche un filon, une histoire peut-être à moitié inventée. Et vlan, l’idée jaillit! Depuis quelque temps, il y a ce nouvel ami qui nous courtise au café où j’écris. Cet homme a l’air plutôt vieux, mais il a bonne mine. Il aime boire des lattés et apprécie certainement notre groupe d’amis. Avant-hier, il nous parlait de sa déconcertante histoire d’amour.

Pianotant sur mon iPad, je l’entendais discourir, parler ouvertement d’une certaine « catin » qu’il avait dans la peau. Ciel! Pourrais-je m’emparer de cette histoire? L’enlaidir ou l’embellir? Moi qui en sais si peu sur l’amour et sur l’attachement à la chair, j’ai dû consulter l’ami Google pour apprendre la signification de l’expression « avoir quelqu’un dans la peau ». L’expression remonte au XIXe siècle et signifie « être follement, follement amoureux de quelqu’un ».

Google m’informe aussi des plaisirs de la chair, ceux-là mêmes qui sont toujours à demi pardonnés. Trop manger, s’empiffrer, avaler la mer et tous ses poissons. J’attends, je désespère; je ne sais plus à quel saint me vouer. Peut-être que pour moi, l’amour constitue le pire sujet d’écriture? Qu’en sais-je? Je n’ai encore jamais aimé à en perdre la boule!

Ce soir, assise à ma table de cuisine, j’implore la page blanche avec un cœur vacillant, quelques idées en déroute et la peur de ne pas être à la hauteur. Mes doigts pianotent dans le vide; j’entends craquer un mur; la noirceur extérieure m’enferme dans une cage. Trouverais-je une faille par laquelle entrer dans l’histoire de sa tigresse éhontée?

J’ai appris que la première fois que l’homme discret la vit, il en tomba follement amoureux. Pour elle, il quitta sa femme, ses enfants, son foyer et son statut. Et pourtant! Il découvrit rapidement qu'il s'agissait d'une racoleuse, débrouillarde et bougonne de petite vertu. Mais cet homme l’aimait et lui pardonnait toutes ses frasques. Élevée dans une famille trop peu recommandable, cette femme admirait tous les grands bandits et les pires canailles. Petits oublis de payer, gros larcins, elle exploitait toujours le système à son avantage.

L’autre matin, le même vieillard nous fit pouffer de rire. Il nous raconta qu’à l’époque, les orteils des gars crochissaient juste à regarder sa dulcinée. Orpheline en bas âge, cette catin, cette force de la nature contrôlait plutôt bien son propre univers. Elle barguignait, marchandait et volait tout ce qu’elle pouvait sans jamais se faire prendre. Comme le passe-temps favori de madame était le magasinage, presque chaque jour elle s’y adonnait.

S’empiffrant de mets de première qualité dans les grands restaurants, sa beauté lui servait de précieux viatique lorsqu’elle oubliait de payer.

Croyez-le ou non, ce couple si mal assorti a vécu en concubinage pendant vingt-cinq longues années. Croisière dans les îles grecques, voyages dans le Sud, bagues en or, colliers de diamants, tours de gondole à Venise, escalade du mont Fuji; tout ce qu’elle désirait, mon ami lui donnait. Parce qu’il l’aimait. L’extraordinaire bleu des yeux de cette femme l’envoûtait. C’est d’ailleurs ce que tout le monde autour d’eux supposait.

Cette semaine au café, cet homme vieilli, isolé, blessé et abandonné s’ouvre pour la première fois à notre cercle d’amis. Il déballe ses frustrations, ses regrets, ses idioties et son immense chagrin de s’être retrouvé le bec à l’eau. Oui, oui! Cette poulette l’a plumé jusqu’au dernier sou.

Quant à moi, je constate une fois de plus que la fiction se révèle souvent moins tragique que la réalité.

Cora
❤️

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