Un festin de carcasses rouges
Toute petite en Gaspésie, en 1953, nous mangeons tous les jours grâce à la mer qui fournit le poisson et grâce au grand-père Frederic qui permet qu’on décapite, de temps en temps, une de ses poules et que ma mère recueille le sang bouillant du cochon auquel on vient tout juste de perforer le cou poilu. Lorsque le sang arrête de couler, l’animal rose est suspendu, la tête en bas, à la grosse poutre de la grange. Mon grand-père lui ouvre le ventre et immédiatement tout l’intérieur de l’animal tombe sur la tôle placée juste en dessous. La grand-mère Joséphine fouille dans les entrailles fumantes et en sort un amoncellement de tubes brunâtres à la vue desquels frérot s’esclaffe en se pinçant le nez.
— C’est l’intestin du cochon, dit ma mère. On va le vider, le tourner à l’envers et s’en servir pour faire le boudin.
— Beurk! fait la toute petite en courant se réfugier dans les bras de la cousine Florine.
Grand-père a le fou rire; c’est la première fois que nous, les filles, assistons à ce spectacle et il s’amuse de nos réactions. Il crie gaiement au cousin Georges d’apporter la chaudière d’eau bouillante et s’empresse d’en éclabousser le cochon. Grand-mère est toute fière de sa journée.
— Avec une aussi grosse bête, on va sûrement avoir des grillades de lard jusqu’à Pâques! conclut-elle en serrant sur son ventre une bassine de panne.
Moi, j’ai mal au cœur et je me demande si un jour on va faire la même chose à la belle jument Doley.
Grâce à mon père qui, à l’occasion, rapporte de chez ses patrons anglais deux grosses caisses de beurre d’arachides crémeux, le matin nous engloutissons cinq, sept et même dix « toasts » d’affilée pendant que maman ronfle encore, ses mains enrubannées reposant plus haut que sa tête sur l’oreiller.
Elle nous aime même si elle ne se lève jamais le matin pour faire chauffer le lait ou pour délayer le « Tang » (jus d’orange en poudre). Combien de fois a-t-elle dû enfiler d’énormes gants de caoutchouc noir pour pétrir la pâte à pain des énormes fesses que nous tranchons maladroitement le lendemain?
Le ton monte dans la cuisine lorsque frérot fait brûler une croute trop épaisse ou qu’il oublie de retourner le carré de pain dans le toaster à clapets.
— Faut jamais jeter une tranche de pain! crie maman, réveillée par l’odeur; un peu de roussi fera du bien à vos cordes vocales.
Nous recevons chacun une orange à Noël, des bananes pour une fête et des pommes à l’occasion, les années où la tante Hope réussit à préserver son verger des attaques de chenilles blanches. Les petites fraises arrivent avec les grandes vacances et il nous faut en cueillir le plus possible si nous voulons convaincre maman de faire des confitures.
Papa préfère les framboises sauvages, mais elles sont cachées dans des buissons remplis d’abeilles. La tête enveloppée d’un vieux linge à pansement et les mains protégées par les gants de caoutchouc du pétrissage, frérot joue au valeureux chevalier. À la condition de le laisser apporter lui-même le panier de framboises à papa, il nous précède dans les escarpements et entrouvre les arbrisseaux afin que nous puissions cueillir les précieuses baies.
Selon les années, nous ramassons aussi des bleuets; ceux-ci sont minuscules et jamais assez mûrs, d’après maman, pour donner suffisamment de jus dans le pouding renversé.
Quant aux groseilles poilues et piquantes, nous les évitons depuis que la tante Magella a entrepris d’en faire des cataplasmes à coller au ventre de la toute petite pour qu’elle arrête de mouiller son lit.
Certains étés, après les foins, grand-père Frederic nous amène aux noisettes muni d’une vieille poche à patates en jute dans lequel nous déposons les petites boules piquantes collées en paquet de trois sur les branches des noisetiers. Les noisettes devront sécher dans la grange quelques mois avant que grand-père puisse les débarrasser de leurs enveloppes en frappant la poche à plusieurs reprises contre le mur en pierre de l’étable.
Les noisettes blondes seront gardées dans les vieilles canisses en fer blanc de grand-mère jusqu’à ce que celle-ci décide que nous avons été assez sages pour en manger; et encore ne nous en donne-t-elle que quelques-unes à la fois, le dimanche.
Le goût des petits fruits, du poisson aux grillades de lard, du pouding sucré ou de toute autre nourriture à cette époque n’est jamais assez savoureux pour se transformer en gourmandise. Manger, selon maman, est une fonction plutôt « technique » qui permet de garder le corps droit, les joues roses et les ongles bien durs. Nous savons aussi que la préparation des repas la fait souffrir. Ça se voit à la façon monotone qu’elle a de dépiauter un lapin ou de plumer une perdrix tout en me faisant réciter mes leçons.
Patates rondes, carottes, navets, morue, éperlans, petites truites de ruisseau, bœuf en sauce, chops de porc, boudin et baloné rôti composent notre alimentation. Fin août, quelques bouillis de légumes apparaissent sur la table avec des morceaux de lard salé et le blé d’Inde du champ du grand-père.
Une fois par printemps, les bonnes années, papa rapporte à la maison des homards vivants aux pinces immobilisées par de gros élastiques bleus. Plongées dans l’eau bouillante, les bêtes en ressortent aussi rouges que le feu. Papa les dépose dans une grande assiette en plein milieu de la table et, devant nous, avec un marteau et le gros couteau de cuisine, il entreprend de fendre en deux les corps des crustacés en détachant d’abord la grosse queue de chacun puis en nous apprenant si c’est mâle ou une femelle. Puis avec une cuillère à soupe, il fouille dans la bedaine de chaque homard pour y recueillir le précieux foie dont maman raffole.
— Beurk! s’esclaffe la petite lorsqu’elle voit sa mère étendre le foie vert gluant sur un toast.
C'est la fête dans la cuisine, maman riant de nous voir manger comme des ogres. Le beurre fondu coule à flots sans que personne chicane et papa a l’air tellement heureux.
Cette joyeuse tablée de carcasses rouges s’est imprimée dans ma tête pour toujours. Et chaque printemps j’y repense; j’entends frérot ergoter pour avoir la plus grosse pince, maman demander gentiment à papa de décortiquer sa moitié de homard et la toute petite crier pour avoir encore plus de pain à saucer dans le beurre. Nous terminons le repas en suçant joyeusement les petites pattes de dessous des homards pour en extraire jusqu’au plus mince filet de chair s’y cachant encore.
Ce parfait moment de bonheur efface tellement de tristesse.
Moi qui ai voulu depuis toujours enfermer mes chagrins dans une page d’écriture, peut-être devrais-je en faire un gros feu puis ÉCRIRE sur les homards, sur le facies des gens heureux, sur le beurre à l’ail que j’aime tellement, sur le bonheur tout simplement.
Cora