Un amour de jeunesse
Le temps de quelques lignes, je vais me blottir dans le passé, dans un précieux souvenir d’un après-midi au parc avec Paul. J’avais vingt-sept ans et, depuis sept ans, j’étais l’épouse d’un mari horrible. Paul complétait son doctorat en génie aérospatial. Nous nous étions croisés par hasard dans une bibliothèque de Montréal où j’allais parfois lire loin des regards indiscrets de ma belle-famille. Je lisais en cachette du mari qui m’interdisait de lire et d’écrire. Dans sa tête, calcinée de prétentions et durement forgée par ses succès militaires, il vivait en retard de quelques siècles sur la civilisation. Il ignorait le respect, la bienveillance et l’amour véritable. Je me cachais pour tenter de survivre un tantinet normalement.
Lorsque j’ai vu Paul s’approcher de ma table, mon cœur s’est tout de suite mis à trembloter. Avant cet instant, notre dernière rencontre autour d’un immense feu de joie remontait à l’adolescence. Paul n’était pas un ami proche, mais plutôt mon partenaire de tennis occasionnel dans la ville où nous habitions. J’étais trop jeune et trop naïve pour réaliser ce que signifiait l’étrange courant électrique qui nous ébranlait lorsque nous ramassions ensemble une balle ou que nous nous serrions la main en imitant les pros, à la fin d’un match. J’avais peut-être quinze ou seize ans, j’étais ignorante et troublée lorsque je sentais les yeux de ce jeune homme de bonne famille sur moi. Tout ce dont je me souvenais de Paul en plongeant mes yeux dans les siens, une décennie plus tard, c’était ce fameux feu organisé par la municipalité à la fin de l’été. Il ne me restait qu’une brève souvenance de son regard rivé sur moi au travers des flammes ardentes. Nous étions assis autour du feu, un en face de l’autre. Quelque chose en moi brûlait comme la bûche dans la flamme. Était-ce ma tête ou mon cœur? Durant toutes ces années qui ont suivi, j’ai voulu ressentir à nouveau, ne serait-ce qu’une seconde, la chaleur de ce feu. Assise à la table de la bibliothèque, mes mains peinaient à tenir mon livre.
Paul m’avait-il reconnue? Il a soudainement reculé sa chaise, s’est levé et s’est tourné vers moi. De sa bouche est sorti un sublime « Tu es encore plus belle qu’autrefois! » J’ai cru m’évanouir; mes jambes s’enlisant dans des sables mouvants et mon cœur sortant de ma poitrine en courant. Il faut comprendre qu’à ce moment de ma vie, c’est une femme complètement démolie, inapte à répondre à cette immense douceur qui se tenait devant lui. Mes lèvres tremblaient, incapables de prononcer un seul mot. « Ça te dirait de prendre une marche au parc La Fontaine? », me demanda Paul. En bafouillant, je l’ai suivi. Pour traverser la rue, il a candidement pris mon bras et il me semble avoir eu l’impression qu’un courant électrique transperçait nos corps, comme dans le temps. Il devait l’avoir ressenti lui aussi, car en foulant l’herbe du gazon, il s’est empressé de me dire qu’il était fiancé, avec une actrice, par-dessus le marché.
Paul était désormais un homme et une personne splendide. Aussi beau que mon docteur Jivago! La tête haute, je le suivais vers le lac, mes yeux faisant de leur mieux pour refouler un océan de chagrin. Ma vie de couple me tuait à petit feu. J’étais prisonnière de l’affreux mari et de mes enfants chéris qui n’avaient que moi à aimer. Mes bébés me nourrissant de petites cuillerées d’amour enfantin. Leurs sourires me gardaient en vie.
Nous nous sommes assis sur un grand banc de parc, à une certaine distance l’un de l’autre. Paul m’a consolée sans le savoir en me disant qu’il m’avait cherchée pendant longtemps. Il ne savait aucunement que j’avais moi aussi fait de grandes études. Il ignorait que j’avais dû épouser le père d’un premier enfant arrivé inopinément et que j’avais donné naissance à deux autres enfants après le mariage.
Comme s’il sentait ma peine, Paul prit ma main. Il me redit à quel point il me trouvait jolie, et comment son cœur de jeune homme faiblissait lorsqu’il avait une pensée pour moi pendant toutes ces années. Même s’il m’avait vite fait part de ses fiançailles, il eut la délicatesse d’éviter de me parler de sa dulcinée. J’ai simplement appris qu’ils allaient déménager aux États-Unis pour de meilleures possibilités d’avancement. Tout allait bien pour lui et je devais m’en réjouir.
J’allais bientôt devoir partir pour aller chercher les enfants à l’école. Paul a voulu que je lui laisse mon adresse, mais j’ai refusé. Dans l’autobus qui me conduisait vers l’école des petits, j’avais le cœur brave. J’ai compris que Paul m’aimait; ne fut-ce qu’un seul après-midi d’été. Il s’était intéressé à moi, dans le passé comme dans le présent. Contrairement à ce que me réservait le mari, Paul m’avait complimentée; avouant qu’il me trouvait encore plus belle que l’innocente jeune fille de jadis.
Cora
❤️