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Cora Déjeuners et dîners
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Abbotsford


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26 mai 2024

S'ouvrir aux autres

Toute ma vie de femme d’affaires, je n’avais pas d’amis. Certes, j’étais entourée de collègues attentionnés, d’employés extraordinaires et de franchisés triés sur le volet, mais pas de véritables amis avec lesquels discuter d’autres sujets que les affaires. À cette époque, j’étais tellement occupée, préoccupée et accaparée par mille et une choses que je n’avais vraiment pas le temps de socialiser avec des amis. Les magnifiques hommes d’affaires qui voulaient me rencontrer étaient la plupart sur le qui-vive. Ils voulaient tous faire affaire avec notre entreprise et me savaient sélective et intransigeante. Je ne barguignais jamais. Ni marchandage ni tergiversation. S’ils voulaient me vendre quelque chose, je lançais mon prix et ils devaient acquiescer ou retourner chez eux.

Dans ce temps-là, j’ai souvent pensé qu’un homme habitait ma tête. J’étais pourtant une intellectuelle, une artiste des mots sans aucune formation en affaires. J’apprenais mon métier de franchiseur en dévorant des biographies d’hommes ayant développé de grands réseaux de franchises. Heureusement, j’avais toujours quelques pas d’avance pour me rassurer. D’ores et déjà, je savais que le risque d’échouer était beaucoup plus grand que celui de gagner. La beauté de la chose c’est que je n’ai jamais eu peur! Comme avoir peur d’un ours malin, peur de manquer d’argent, ou peur de n’avoir aucune capacité d’invention.

Lorsque j’ai ouvert mon premier bouiboui, la restauration matinale de l’époque (1987) souffrait d’un manque flagrant de bons déjeuners. C’est donc ma caboche qui a dû mettre son tablier pour créer des déjeuners inusités, magnifiques et capables d’éblouir des milliers de clients. Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Le septième restaurant Cora devint un établissement franchisé! Ce restaurant exceptionnel du West Island est encore debout et bien vivant au 187, boul. Hymus, à Pointe-Claire.

Il a bien fallu se rendre à l’évidence, j’étais douée en créativité et en affaires. J’avais créé un magnifique concept de restauration matinale et il me restait maintenant à parcourir mon propre chemin de Compostelle, semant des franchises un peu partout à travers notre grand pays. Tout ce temps, j’étais audacieuse et prudente, économe, et grippe-sou. Je ne cessais de grossir notre équipe d’experts et je m’empressais toujours d’ouvrir le prochain restaurant. J’ai pris des risques calculés sans jamais mettre en danger le cœur de nos opérations.

Je me souviendrai toujours de la fin de l’été lorsque nous allions cueillir des noisettes avec grand-père Frédéric. Chaque année, avec la même poche de jute, grand-père nous apprenait à détacher les noisettes de l’arbre et à les mettre dans la poche qu’ultérieurement il pendait dans la grange pour faire sécher les précieuses noisettes. Puis, après quelques mois de séchage, il frappait la poche sur un mur de pierre plusieurs fois pour sortir les noisettes de leurs écailles. Grand-mère gardait précieusement ces petits trésors et nous en donnait parcimonieusement quelques-unes le dimanche pour qu’il en reste jusqu’à Noël. Comme la grand-mère qui me donnait au compte-gouttes quelques noisettes, trente ans plus tard, je récompensais mes enfants qui m’aidaient au restaurant avec quelques maigres dollars comme argent de poche.

Dans cette seule petite vie bien chargée, comment aurais-je pu faire pour aller vers les autres et m’en faire de véritables amis? Je tournaillais sans cesse comme une girouette en cherchant toujours le meilleur emplacement pour installer le prochain gros Soleil jaune. Il a fallu que je donne mon rôle et mon titre à mon plus jeune enfant pour m’habituer à ralentir. C’est bien sûr l’affreuse pandémie qui a réussi à m’immobiliser. J’ai changé mon mode de vie. Puis, lorsqu’on nous a permis de sortir de nos chaumières, j’ai commencé à écrire dans le café du village où je me suis fait des amis.

Oui, oui! Tout doucement comme l’oisillon qui apprend à voler, je murmurais des bonjours à mes voisins de table et ils me rendaient la pareille. Je souriais et je jubilais. Quelques semaines aidant, nous rapprochions nos tables pour apprendre à nous connaître. Telle l’abeille qui tout doucement se nourrit du nectar des fleurs, moi j’apprenais l’amitié; ce sentiment réciproque et aussi précieux que du véritable miel. Je ne peux pas dire que ce fut difficile de me faire des amis. La fonceuse que j’étais s’en était privée parce que j’avais à cette époque un urgent besoin de gagner ma vie et surtout d’assurer la survie de mes trois enfants. Disons donc que l’amitié m’est servie aujourd’hui comme un superbe dessert, comme un cadeau, comme une récompense. Je ne vais pas fuir les défis qui m’occupent encore l’esprit et qui m’empêchent de vieillir.

J’aime énormément mes amis et les frasques qu’ils me racontent, comme leur envie de mourir debout. Ensemble nous apprenons que vivre c’est être sans cesse confronté à ce qui nous dépasse. Nous en parlions l’autre matin en constatant combien c’est facile de devenir vieux dans nos têtes et de se laisser aller à la fatigue et à la lassitude. « Moins nous en faisons, moins nous voulons en faire », disait Georges, le plus vieux d’entre nous (82 ans). J’ai vitement répondu que ma caboche et mon être profond ne seront jamais à la retraite. Je déteste le mot retraité, car il ressemble à un fragile bibelot à tête branlante avec une canne à pommeau.

En vieillissant, nous ne pouvons le nier, une part de nous demeure jeune comme l’est toute création en train d’advenir. Que le Dieu d’en haut bénisse cette continuelle jeunesse qui nous empêche de faiblir. Je m’interroge. J’ai peut-être jadis manqué d’amour, mais je suis aujourd’hui entourée de valeureux amis chevaliers servants.

Très tôt, dimanche dernier, un vieil homme entre dans le café et s’approche de ma table. Je ne l’avais jamais vu. Ses deux mains appuyées sur la chaise en face de moi, il se penche et me dit « Chère dame, votre modestie est un signe de grandeur ». Puis il me salue, se tourne, se rend au comptoir à café, commande un latté pour emporter et quitte les lieux. Ni vu ni connu. Je suis la seule cliente dans le café.

Cette année, c’est entourée de mes amis que je célèbre mes 77 ans bien sonnés. Je m’estime bien chanceuse d’avoir un cercle si bien tissé, des gens qui veillent sur moi, qui prennent de mes nouvelles et avec qui je passe du bon temps.

Cora
❤️

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