Sainte-Foy, en banlieue de Québec
—Essaie d’apprendre l’anglais pis la sténo dactylo, déclare mon père en 1959, alors que j’insiste pour m’inscrire au cours classique de l’école secondaire de Sainte-Foy. La philosophie, ma pauvre fille, c’est juste du pelletage de nuages. T’es ben mieux d’apprendre quelque chose d’utile pis d’essayer de devenir une bonne secrétaire bilingue. Ainsi t’auras peut-être une chance de pouvoir gagner ta vie.
Nous demeurons maintenant sur un grand boulevard. Notre gazon touche à celui de la voisine dont le petit chihuahua s’amuse à déterrer les embryons de fleurs que ma mère a plantés avec ses nouveaux gants de coton fleuris. Mon père a été promu « gérant de district » et sa compagnie va maintenant donner à chaque enfant un beau cadeau enveloppé pour Noël.
Dans cette nouvelle maison, la cuisine est encore la plus grande pièce. Par la fenêtre au-dessus de l’évier, je vois un jour notre voisine tremper une pomme piquée au bout d’un mince bâton dans un liquide rouge vif qui fume dans un chaudron.
— C’est une pomme en tire, explique frérot qui en a déjà mangé une dans la cour de l’école Jean XXIII. C’est la coutume par ici de faire des pommes en tire en septembre.
Dans le salon, ma mère parle avec sa belle-sœur Juliette. Celle-ci, à quarante-cinq ans passés, suit des cours de peinture. Elle se rend deux fois par semaine au sous-sol de l’église Saint-Nazareth où elle peint à la gouache sous la surveillance d’un vrai peintre. J’entends maman lui dire qu’elle va se renseigner sur des ateliers de lecture. Elle veut se faire des amies et parler de ses projets comme la décoration du salon et l’achat d’une belle chaise berçante dont elle a découpé l’illustration dans le catalogue Eaton.
Puis tante Juliette lui explique comment rajeunir sa peau. Et voilà maman qui se recouvre le visage d’un masque au jaune d’œuf mêlé à de la pêche écrasée finement. D’autres jours, elle étend sur ses joues de la purée de tomates bien mûres et place sur ses paupières deux tranches de concombres coupées en biseau.
Puis un dimanche, la spatule à crêpe dans sa main, elle demande une automobile à papa.
— Juste pour moi, insiste-t-elle curieusement.
Je m’en souviens. N’importe qui aurait pu voir le gros OUI s’installer gentiment dans les vallons roses du visage de papa, tellement heureux de voir que sa femme semblait aller mieux.
Pourtant, quelques jours plus tard, la tire cristallise un peu trop ou colle au fond de la casserole et maman éclate de colère contre frérot, contre moi et même contre les deux plus petites qui s’amusent sur la table à habiller des poupées de carton avec des robes de papier.
— Pourquoi la vie est-elle aussi difficile? hurle ma mère en s’adressant à des psychologues invisibles dans la cuisine. J’ai pas d’amis, pas de soutien et je suis si loin de mon village natal.
— Je déteste cette banlieue où les maisons sont si près les unes des autres qu’on peut entendre péter les voisins. J’haïs leurs écoles sophistiquées, leurs enfants pis leur façon de gaspiller les pommes.
Stupéfaits, nous courons derrière son corps transformé en colonne de hurlements et le regardons plonger dans le nouveau couvre-lit en chenille rose Kennedy. Réfugiés dans la chambre des filles avec frérot agenouillé devant la statuette de l’Immaculée Conception, nous prions pour que la maladie ne revienne pas s’installer dans le corps de maman.
Papa revient de Québec et essaie de la consoler.
Lorsque grand-père arrive finalement, il nous distrait en nous racontant l’histoire des Micmacs qui furent les premiers habitants de la péninsule gaspésienne.
— D’ailleurs, précise-t-il, le nom « Gaspésie » vient du mot micmac « gachepeg » qui veut dire : « Là où la terre finit ». La Gaspésie c’est comme une pointe qui s’avance vers l’océan.
— Explique-nous, grand-père. Est-ce que l’eczéma, ça se guérit?
Et Grand-père Frédéric de poursuivre son récit en nous racontant que ce sont les Micmacs qui accueillirent Jacques-Cartier en 1534. Puis plaçant une vieille courtepointe sur ses épaules, grand-père entame une procession dans le corridor. Fier et altier, il imite Donnacona, un grand chef autochtone lorsque celui-ci protesta contre la prise de possession du territoire par Cartier et l’érection de sa fameuse croix sur la falaise de Gaspé. Nous suivons grand-père jusque dans la chambre de maman. Frérôt devient alors le premier fils de Donnacona et doit tenir la lance du chef pendant que ce dernier arrache la croix imaginaire du centre du lit conjugal. Désignée comme l’autre fils, je soulève la cape de grand-père lorsqu’il a besoin de faire des simagrées pour implorer le Grand manitou.
Lorsque la tension monte entre les époux, grand-père fait descendre le campement de Donnacona au sous-sol. Il étend la courtepointe directement sur le ciment et nous nous assoyons en cercle autour de lui. Il fume alors un grand calumet invisible d’où, lentement, il aspire les conseils des bons esprits.
— Cet après-midi, déclare grand-père, Donnacona va vous raconter l’histoire d’une jeune orpheline micmaque transformée en mouette pour avoir voulu délivrer un jeune Huron enchainé sur le plus haut cap de Gaspé et condamné à mourir de faim.
— C’est quoi un Huron, demande la plus petite.
— C’est un membre d’une autre tribu que la nôtre, répond frérot en digne fils de Donnacona.
Et le grand-père de continuer à raconter les péripéties de l’orpheline micmaque jusqu’à ce que le Grand manitou ramène la paix dans la chambre des époux.
(À suivre)
Cora
❤️
Psst : « Certains des meilleurs éducateurs du monde sont des grands-pères »
Warles W Shedd (1915–2004