Sainte-Anne-des-Monts (huitième lettre de voyage)
10 h 47. Je mange des cerises en conduisant. Les noyaux volent à travers les fenêtres grandes ouvertes. Je roule et je roule. Tout va merveilleusement bien. Et voilà que, soudainement, une cerise trop molle glisse entre mes doigts. Elle tombe sur ma cuisse gauche, sur mon pantalon bleu clair. Mon ciel s’embrume. Un obus rouge feu vient d’attaquer la quiétude du voyage. J’ai envie de lancer toutes mes cerises aux goélands.
11 h 28. Depuis que j’ai réalisé que la double ligne jaune de la route est de la même couleur que le Soleil jaune de notre entreprise, je ne suis plus seule au volant. Mon Soleil est avec moi. Nous arrivons à SAINTE-ANNE-DES-MONTS, la grande, et RADIO-CANADA arrête de gricher. J’entends clairement que l’été est arrivé hier. Zut! Déjà l’été. « Les radiateurs sont assoiffés », ajoute la radio. Je longe la route touristique avec mes roues presque dans l’eau. La baie de SAINTE-ANNE-DES-MONTS est très bucolique. On dirait des petites maisons suspendues dans un arbre de Noël. La ville est une grosse municipalité. Grosse aussi est son église aux deux clochers, sans parler de son immense presbytère. Juste en face, le complexe EXPLORAMER m’attire comme un aimant. Je stationne devant. Allons voir si je pourrais y trouver un nouveau goéland à suspendre dans ma verrière. Il n’y en a pas. La mode des goélands en plastique est définitivement terminée. Mais je trouve une sirène en tissu et un gros requin incassable. J’espère qu’ils vont s’adonner dans la verrière.
Au comptoir d’Exploramer, je sens mon ventre gargouiller. J’interroge la belle caissière. Elle me suggère une cantine au bord de l’eau, à quelques kilomètres du musée. J’y commande une guédille au homard, avec une petite frite et un cola. Ici, on entre, on examine le menu sur le mur, on commande, on paie la facture et on attend que la patronne crie notre numéro. Le mien, c’est le 132. « Comme la route », remarque la boss. Ça lui vaut bien un petit sourire. Je demande à mon voisin de table combien de kilomètres il y a jusqu’à RIMOUSKI, et il me répond dans un français de France impeccable. Devant lui, une poutine bourrée de crottes de fromage et de crevettes de Matane. J’aurais donc dû. J’ai encore faim en quittant l’établissement. Dehors, quelques hommes parlent du grand feu de la Saint-Jean. Zut, c’est demain. J’ai vraiment perdu la notion du temps.
13 h. Je reprends la route. À CAP-CHAT, une corneille en équilibre sautille sur la double ligne jaune du chemin. J’allume la radio. Eugénie Lépine-Blondeau me parle d’Elvis. À ce qu’il paraît, il est plus vivant que jamais. La Madame Cora restera-t-elle aussi longtemps dans la mémoire collective? Les ventres comblés se souviennent-ils des bonnes adresses?
Elvis est devenu une grande vedette à 19 ans. Moi, une petite à 40. C’est beaucoup moins mémorable. Lorsque j’ai fait mes débuts derrière un comptoir, j’avais de longs cheveux tressés et attachés autour de ma tête avec une blouse blanche boutonnée jusqu’au cou. Elvis entrait par les oreilles des gens et sautait vite dans leurs cœurs. Moi, je descendais dans leurs ventres et je devais remonter laborieusement vers leurs cœurs. Peu importe, je suis maintenant une vieille « crooner » assez satisfaite de ses exploits.
Longeant toujours le fleuve, je contemple une longue filée d’éoliennes. Je ne sais pas exactement ce qu’elles ajoutent à la vigueur des vents, mais elles sont magnifiques. Elles me font penser à de jolies ballerines du ciel, la tête à l’envers. Vous l’ai-je déjà dit; je m’ennuie des anciennes bagnoles dans lesquelles on pouvait écouter des CD? Lorsque je travaillais à fond de train, j’ai réussi mon examen d’administratrice de sociétés publiques grâce aux dizaines de CD de business que j’écoutais en voyageant d’une ville à l’autre. Lorsqu’on commence en affaires à 40 ans, on n’a pas une minute à perdre que je me disais. Et pendant ce présent voyage, si j’avais eu un lecteur CD, j’aurais peut-être pu écouter le récit d’histoires abracadabrantes ou de légendes gaspésiennes. Ou peut-être non. Non. Tout compte fait, je préfère être attentive à ce que la nature m’enseigne. J’aime mieux m’imaginer que vous êtes avec moi, chers lecteurs; que vous êtes bien assis sur la banquette arrière de la Mini.
Je roule, je m’envole, je vole et bang! J’atterris à GROSSES-ROCHES. Je m’immobilise. Je suis à la queue leu leu, derrière une vingtaine d’automobiles avançant à pas de tortue. Encore une route en construction! J’ai vraiment l’impression que, cette année, toute la GASPÉSIE est en train de se refaire une beauté. J’ai beaucoup de compassion pour les chauffeurs de gros camions de marchandises. Leur patience est mise à rude épreuve tellement souvent. Mais que faire? Ce sont les ponts surtout qui souffrent le plus d’arthrite sévère.
Où sont mes bonbons? J’ai encore la gorge sèche. J’ai besoin d’en mettre deux dans ma bouche pour que ça goûte quelque chose. Les Butter Cream du Super C sont les meilleurs de l’échantillonnage choisi. Bénis soient les orignaux parce qu’après la cinquantaine de pancartes que j’ai vues en visitant la péninsule, aucun d’eux n’a passé l’arme à gauche. La route en construction m’exaspère. J’enfile deux autres Butter Cream.
14 h 28. Je bouge et je roule comme si j’apprenais une étrange valse à quatre roues. Approchant MATANE, je constate que les montagnes ont fini de parader. La terre est redevenue plate, le vent frisquet. Je traverse la ville et assiste à la procession de toutes les grandes marques commerciales du pays. Je tourne à gauche et entre dans la file du Tim Hortons pour un café chaud. En revenant dans la voiture, j’essaie en vain de monter la température. Damnée vieillesse, j’ai oublié comment faire. Encore un de ces oublis momentanés que j’expérimente depuis peu. Je perds à l’occasion mes clés, ma plume fontaine, le roman du jour ou ma liste d’épicerie. Je zigonne avec les boutons, je respire, je me calme et voilà qu’un pouf d’air chaud me caresse le nez. Je finis toujours par retrouver tout ce qui est perdu dans la maison. Pour le reste, comme un nom, une information, une façon de faire ou une adresse, j’attends. J’appelle ma fille, ma petite-fille, un bon ami ou quelqu’un du bureau. Ces petits moments d’oubli me terrorisent. C’est la première fois que j’en parle. Serait-ce l’air marin qui m’invite à tout dire, le bon et le moins bon?
J’approche de SAINTE-FLAVIE où j’ai dormi il y a quelques jours. Je ralentis et stationne le bolide dans la cour d’église pour quelques minutes. Le temps de traverser la route et de courir me tremper les orteils dans la mer; le temps de respirer à pleins poumons et le temps de réaliser que c’est à SAINTE-FLAVIE que je boucle la boucle du tour de la GASPÉSIE. D’est en ouest, j’ai adoré côtoyer le fleuve. À partir d’ici, je remonte vers mon chez-moi, dans nos belles Laurentides.
À suivre la semaine prochaine pour la conclusion des lettres de voyage!
Cora
❤