Plus je vieillis, moins je pleure
PLUS JE VIEILLIS, MOINS JE PLEURE
8 h 05 au café du village
Serait-ce mon cœur qui s’endurcit? Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai pleuré. Sécheresse oculaire, sécheresse de la peau, sécheresse de la bouche et sécheresse de la vieillesse envahissante. Dieu merci, mon encre coule encore. Et comme le faisait ma mère, j’ai longtemps ramassé les larmes des nuages pour laver ma chevelure.
Toute petite, je braillais pour des riens. Je m’en souviens encore. Lorsque frérot froissait mon dessin, prenait mon efface ou mordillait mes crayons de couleur. Lorsqu’il mettait des fraises dans mon seau sans les équeuter ou qu’il cachait ses billes pour m’empêcher de jouer. Dans mon souvenir, mon frère était une espèce de « Denis la petite peste » avant son temps.
Maman pleurait en cachette ou sur l’épaule de la voisine Berthelot lorsque le mari partait travailler. À cette époque, le malheur ressemblait à un mille-pattes olympien capable de grimper partout.
Lorsque papa revenait le vendredi soir et qu’il s’ouvrait une bière en écoutant Mario Lanza, notre petit salon s’emplissait de tristesse. Il m’arrivait souvent de vouloir sécher ses larmes dégoulinantes sur ses grosses joues, mais je me retenais. Jamais nos petits corps n’approchaient la chaleur de nos parents, jamais de câlins, jamais de mots doux et jamais de récompenses qui auraient pu nous faire croire que nous étions de gentils enfants.
Je suppose que c’est l’eau de la mer qui absorbait nos chagrins et nous avons grandi comme des herbes sauvages sur le bord des routes, sans tendresse ni solide guidance. L’amour manquant entre nos deux parents était comme un fantôme toujours éveillé. La nuit, bien souvent, je les entendais argumenter : ma mère grognait et mon père pleurnichait. Qu’aurais-je pu faire d’autre à cette époque que de croire à la marâtre de vie gouvernant nos existences? Je n’avais rien appris des choses de la vie qu’une jeune fille devrait savoir lorsqu’elle grandit.
J’ai pleuré comme une madeleine pendant chacune de mes années de mariage : lorsque la belle-mère critiquait ma façon de cuisiner, que les belles-sœurs placotaient dans mon dos, chaque fois que l’époux m’empêchait de voir mes parents et presque tous les soirs alors que les enfants dormaient. Mes yeux coulaient en permanence quand je me retrouvais seule, à l’abri des regards. Puis, je me suis enfuie et ce fut comme si, tout d’un coup, le ciel avait asséché tous ses nuages. Sur la terre ferme, je me suis rebâtie. Jour après jour, j’ai commencé à croire aux miracles, aux anges, aux bonnes fées et à la main tendue d’un grand manitou qui ne fait qu’aimer les humains.
Mon actuel bonheur consiste à endimancher l’ordinaire de chaque journée. Sourire, tendre la main, reconnaître, donner, prier, aimer et écrire. Écrire pour alimenter mes lignes, abreuver les cœurs esseulés et ennoblir mon âme.
J’écris un peu partout, mais je préfère dans un café, entourée d’humains. J’entends la musique de leur bienfaisant ronron et je reçois des dizaines de jolis bonjours. On pourrait penser que l’activité du lieu me dérange, mais c’est tout le contraire. Je souris en permanence.
Peut-être cela me vient-il de mes nombreuses années en restauration. Tantôt cuisinière et tantôt patronne, j’adorais être entourée de tous ces gentils clients. Aujourd’hui, j’écris. Je compose des lettres délicieuses avec la même ardeur de jadis, lorsque je voulais faire plaisir à mon monde.
J’aime encore, chers lecteurs, vous servir votre premier café du dimanche et vous surprendre avec une histoire abracadabrante. J’aime surtout raconter tout ce qu’il y a à dire sur cette glorieuse banalité du quotidien. C’est d’ailleurs mon thème favori.
Plus je vieillis et moins je pleure. J’apprends à dédramatiser ma vie et même les petites contrariétés du quotidien. J’égare des objets, mes clés aux deux jours, mes lunettes de soleil, mon petit portefeuille de cartes, ma liste d’épicerie et patati et patata. Je m’arrange pour contrecarrer mes oublis.
Je bouge plus lentement qu’avant; je réfléchis avant d’agir; avant de sortir de la maison, avant de quitter le café où j’écris, ou le bureau de l’entreprise où je vais deux jours par semaine.
Aurais-je oublié quelque chose? Où est mon cellulaire? Cet appareil électronique de télécommunication m’est totalement indispensable. Si je l’égare, je vais pleurer.
Cora
❤