17 juillet 2020
Mon bébé!
L’automne venait tout juste d’alourdir la vêture des clients et ceux-ci cherchaient des yeux un clou dans le mur ou une patère pour suspendre leurs manteaux en entrant dans le boui-boui. Nous avions ouvert notre premier petit resto à la fin mai et aucun d’entre nous n’avait prévu que l’été finirait par finir. Juin, juillet, août et septembre avaient été un enfer dans le resto. Plus brûlant que l’intérieur du vieux four Garland dans lequel je devais cuire les fèves au lard pendant des heures. Même si nous avions supplié à plusieurs reprises le propriétaire de nous laisser installer un climatiseur de fenêtre à nos frais, il n’a jamais voulu.
- « Moi travaillé très longtemps dans ce resto, scanda le propriétaire, moi jamais défais une fenêtre. »
- « Mais monsieur, que je lui réponds, s’il vous plaît, on fera pas de dégâts. »
- « Si toi pas contente, moi reprends le restaurant », qu’il me lance fermement. C’était chaque fois sa réponse massue.
Le pauvre bougre y avait travaillé du matin au soir pendant trente ans avant de se mettre à tousser tellement que sa fille et sa femme finirent par le convaincre d’arrêter et de vendre le commerce. Mais quelques mois de repos lui suffirent pour guérir et se mettre à tourner autour de notre petit resto comme un lion attendant d’attraper une gazelle.
J’apprendrai plus tard, par la bouche de sa propre fille, qu’il avait amèrement regretté de m’avoir vendu son gagne-pain.
- « Parce que le pain, madame Cora, ça fait longtemps qu’il est gagné », me confia-t-elle. « La bâtisse est payée, on a quatre loyers à percevoir, et moi je préfère aller à l’université que de me rendre malade dans un casse-croûte. »
Et nous nous sommes habitués à l’enfer en augmentant encore davantage notre gentillesse envers les clients qui eux-mêmes devaient s’éponger le front 10 fois en avalant leur déjeuner. Les réchauds de café étaient rares, mais il nous a fallu acheter quelques carafes pour mettre de l’eau froide à portée de main sur chaque table. Et planter quelques clous qu’on enlevait aussitôt que la neige se mettait à fondre.
Et c’est ainsi qu’en ce matin de début octobre 1987, je dus moi-même enfiler une petite laine sous ma veste de cuisinier pour ne pas grelotter en transvidant mon mélange à crêpes dans les trois gros pots vides alignés sur le comptoir.
Il faisait frisquet et notre client Mike avait lui aussi revêtu un coupe-vent brun clair de la même étoffe que sa salopette de pompiste Esso.
En s’asseyant au comptoir, comme chaque matin vers 10 h, Mike me salua en baissant légèrement ses paupières d’admirateur attentionné.
- « Madame Cora, vous allez sûrement avoir besoin de cartes d’affaires! » qu’il me dit fermement.
- « Je ne suis pas avocat, cher Mike, ni médecin, ni quiconque d’assez important pour avoir besoin d’une carte d’affaires. »
Et le gentil pompiste d’essayer de me convaincre chaque matin, en buvant son café.
- « Non, Mike, les cartes d’affaires sont pour les personnes très importantes qui brassent de grosses affaires. »
- « Mais Cora, tu es très importante pour moi, insista-t-il. Et ça va être gratuit pour toi parce que, quatre soirs par semaine, je travaille à l’imprimerie d’un compatriote libanais qui me doit bien un petit service. »
- « Non Mike! » que je lui réponds.
- « Oui Cora! Demain je t’apporte des petites cartes blanches pour que tu dessines quelque chose; pour te pratiquer. »
- « Mike, je n’ai jamais fait ça. »
- « Et toutes ces pancartes placardées au mur, insiste le pompiste, n’est-ce pas toi qui les fais? »
- « Oui, mais, ce ne sont pas des cartes d’affaires », que je lui réponds.
Le lendemain, Mike arrive avec une cinquantaine de petites cartes vides et un beau crayon à la mine estampillé ESSO.
- « Tu pourras effacer si tu te trompes », m’exhorte le pompiste.
Et le lendemain, pour contenter Mike, je prends le crayon ESSO et j’écris en plein centre de la carte en grosses lettres RESTAURANT CHEZ CORA.
- « Tu vois, c’est facile! Maintenant, écris l’adresse en dessous. »
J’écris en lettres minuscules 605 chemin Côte Vertu et j’ajoute un timide « Cuisine maison » pour finir.
- « C’est pas tout, riposte Mike. Tu dois avoir un logo insiste Mike. Quelque chose comme le gros M de McDo, la photo du vieux de KFC, ou la coquille jaune de Shell. Dessine un poulet, une assiette de crêpes ou une belle tasse de café fumant, que sais-je? »
Et tout de go, ne me demandez pas comment l’inspiration m’est venue, je reprends le crayon et dessine dans le coin gauche de la carte un beau visage rond comme un soleil; j’ajoute des rayons, des paupières à demi fermées de contentement et une bouche très souriante.
Toute fière de mon dessin, je demande à Mike le lendemain, de m’apporter un crayon jaune pour colorer mon soleil.
- « Pas de soucis, chère Cora. L’imprimeur est très gentil. Il va m’aider à finaliser ta carte et dans quelques jours, tu seras éblouie. »
Sincèrement, je le suis encore aujourd’hui, éblouie et troublée juste à penser que c’est ma propre main qui a dessiné une marque de commerce aussi prestigieuse. Une marque aussi ressemblante à l’intention de mon cœur de toujours ravir nos clients.
- « Ce soleil a l’air d’un roi! » s’exclama Mike en me tendant la carte d’affaires joliment fignolée.
- « Oui, lui ai-je répondu, ce soleil sera le roi de mon cœur. »
Avec ta belle tête jaune et brillante, ta chair joufflue et sympathique, tes paupières complices et ton immense sourire de contentement, à coup sûr, cher Soleil, tu savais ce qui allait nous arriver. Tu savais que tu deviendrais une grande marque, et que moi, ton humble maman, j’allais te servir jusqu’à épuisement de mes capacités.
Cora
❤️
psst : Accoucher d’une telle marque de commerce fut pour moi l’équivalent de mettre au monde ma propre vie.
(À suivre)
Et mille mercis, cher Mike d’avoir provoqué la naissance d’une marque aussi spectaculaire.