Ouf! La tête hors de l’eau!
Après quelque 24 mois d’activités quotidiennes dans notre premier petit resto, j’ai carrément l’impression d’avoir enfin la tête hors de l’eau. L’impression « d’être sauvée des eaux », comme l’aurait dit ma pauvre mère si elle avait été encore de ce monde.
Comme elle, j’étais travaillante et courageuse. J’acceptais mon sort de soutien de famille sans me plaindre. J’adorais faire plaisir à mes clients, toujours prête à les surprendre avec un nouveau déjeuner. J’aimais mon travail, j’aimais mon monde et pourtant, sous les blancs javellisés du métier, j’entendais de plus en plus souvent le bruissement de certaines nouvelles idées essayant de grimper dans ma bouille pensante.
J’avais acheté ce premier petit resto sans réfléchir à autre chose qu’à survivre, à nourrir mes enfants et à payer nos factures. Et voilà que maintenant, aussi tranquillement qu’un poussin devient une poule, mon esprit s’exerce à entrevoir un véritable avenir pour ma progéniture. Un futur dans lequel la restauration pourrait être l’outil principal pour bâtir quelque chose de plus grand que notre actuelle survie. Collée à ma plaque chauffante, j’exécute impeccablement chaque commande pendant que mon lobe frontal raisonne, calcule et planifie.
Je sais qu’il y a encore mille choses à perfectionner avant de pouvoir aller plus loin. Et pourtant, en fin d’après-midi, juste à dévisager le beau gâteau aux carottes que je viens de déposer sur le comptoir, je me sens exactement comme lui, emprisonnée dans une cloche transparente. Enfermée dans un avenir beaucoup trop petit pour satisfaire mes aspirations.
Je suppose qu’il est grand temps qu’un nouveau miracle se produise. Et lorsqu’on implore le ciel, disait ma mère, les anges s’attellent à l’ouvrage.
— Notre restaurant est trop petit, je le sais. Mais? On ne peut quand même pas aller recommencer ailleurs!
— Maman, on peut aller continuer ailleurs, répond ma grande fille. « Nous, les enfants, on reste ici et toi tu vas ouvrir un deuxième restaurant avec ta Marie (la blonde de mon premier fils) qui est dans son dernier mois de grossesse. Le temps que le bébé arrive, tu auras trouvé un bon emplacement, plus grand que le premier.
— Oui, mais?
— Inquiète-toi pas, maman. On va continuer de servir exactement les mêmes déjeuners, insiste ma fille.
— On va se coordonner et avoir la même soupe et le même repas du midi dans les deux restaurants, ajoute le plus jeune, comme pour m’encourager.
Et les enfants de travailler encore plus fort que jamais, en rêvant tout probablement d’avoir un jour chacun leur propre établissement. Et moi de quitter de plus en plus tôt, juste après le service du midi, pour ratisser la grande ville à la recherche d’une occasion susceptible de bonifier notre destin.
Et voilà que l’avant-dernier jeudi d’octobre 1990, un jeune fanfaron s’installe au comptoir, juste après le rush du dîner. Il enfile deux Coke diète coup sur coup, puis demande à parler à la patronne.
Il a un « casse-croûte » à vendre sur une grande artère commerciale de la banlieue nord de Montréal, juste en face du plus gros immeuble de bureaux de la municipalité. Le blanc-bec me dévisage pendant que moi, les deux mains enfouies dans une chaudière d’eau froide, je frotte ensemble les pois jaunes de la soupe du lendemain.
Il parle d’un grand comptoir de neuf tabourets et d’une cinquantaine de places assises dans la salle. Et il conclut qu’avec tous les équipements, les meubles et la vaisselle, ça nous coûterait seulement un p’tit 60 000 $.
Et moi, je renverse presque ma chaudière de pois en entendant le montant du fanfaron.
Et lui de renchérir en ajoutant que 60 000 $ pour avoir pignon sur le fameux boulevard Saint-Martin à Laval, c’est une véritable aubaine, ma chère dame!
Je sais que l’emplacement est idéal pour nous et que la grandeur du resto nous permettrait de servir trois à quatre fois plus de clients que notre actuel bouiboui, mais à moins d’un miracle, nos maigres économies ne suffiront jamais.
Le vendeur insiste. Il a entendu parler de notre réputation et nous sommes, selon lui, les meilleurs acheteurs pour son commerce.
Et voilà que tout de go, dame Martine, une fidèle cliente du comptoir, nous propose une ballade à Laval pour aller zieuter notre deuxième resto.
— On peut tous y aller dans sa grosse fourgonnette, suggère ma fille. Et Martine va être contente de pouvoir nous aider, insiste-t-elle.
Et c’est ainsi que trois heures plus tard, assise au comptoir de ce grand casse-croûte lavallois, j’offre au proprio la moitié de la somme demandée. Toutes nos économies et tous nos fonds de tiroirs serviront de comptant et 10 versements mensuels débutant trois mois après la signature du contrat complèteront la somme. Réfléchissez cher monsieur, c’est à prendre ou à laisser.
Certainement que là-haut, les anges se sont démenés. Parce qu’avec le recul, je vois bien qu’il en a toujours été ainsi. Moi qui voulais progresser, j’ai toujours réussi à le faire. Comme si chaque fois, un miracle se produisait. Comme si toute une cohorte de circonstances favorables m’aidait chaque fois à accoucher de mon énième projet.
Lorsque dame Martine immobilisa sa fourgonnette dans l’immense stationnement du restaurant lavallois, elle s’empressa de nous informer de la très courte distance entre le premier resto et le deuxième à venir. Et mon cœur s’enflamma. Ces quelque 20 petits kilomètres me rassurèrent instantanément. Une grande devanture entièrement vitrée m’invita à entrer.
Et, telles des gazelles en pâmoison, nous ratissâmes chaque mètre carré de l’établissement. Ma grande Gigi inscrivait dans son calepin ligné chaque morceau d’équipement, de vaisselle et de chaudron, à vrai dire presque rien à part les tables et les chaises en bon état et un immense sous-sol de 9 pieds de haut avec un congélateur de maison presque neuf.
Dame Martine, pendant ce temps, alla s’informer du resto aux commerçants de la plaza. Ouvert un jour sur deux, à des heures irrégulières, avec une nourriture des plus ordinaire, de rares clients et une serveuse, jamais la même, aucun de ses voisins ne comprenait comment ce casse-croûte restait ouvert.
Debout derrière son comptoir en Formica vert lime, le vendeur commença par me répondre un NON aussi gros que l’EVEREST. Puis devant mon impassibilité, il baissa très légèrement la voix et riposta 50 000 $.
Toujours silencieuse et fixant ses doigts gigotant comme des vers de terre dans un pot de vitre, un faible 40 000 $ sortit d’entre ses lèvres tremblotantes.
La municipalité progressive, le grand boulevard commercial et l’emplacement idéal justifiaient-ils autant d’argent? Parce qu’il n’y avait rien d’autre de valeur à acheter dans l’établissement.
Alors, sans vouloir insulter le jeune homme, je l’ai invité à reconsidérer mon offre, bien entendu conditionnelle à ce que le proprio de la plaza nous accorde un nouveau bail à notre convenance.
Et finalement, alors que nous rassemblions nos cossins pour quitter l’emplacement, l’homme épuisé d’un combat avec lui-même me regarda droit dans les yeux et prononça un assez gros OUI pour que tout le monde l’entende.
❤️
Cora
Psst: Et les gazelles de sautiller de joie, ma fille d’embrasser chaleureusement dame Martine et moi de remercier dans mon cœur toutes les forces bienveillantes de l’Univers m’ayant encore une fois aidée à avancer vers notre avenir!