Noircir des pages, alléger mon cœur
NOIRCIR DES PAGES, ALLÉGER MON CŒUR
J’ai souvent l’impression que, pour créer, il faut plus qu’un don du ciel. Après quelque deux cent cinquante lettres dûment publiées, ai-je encore cette disposition intérieure qui me rend capable de combattre la routine? Être créative, c’est un état d’esprit que je cultive au quotidien. D’autres créent en dessinant, en cousant ou en composant de magnifiques musiques. Quelques fois ma flamme intérieure vacille, s’affaisse ou s’élance vers les cimes.
Écrire devient pour moi le terreau d’une réelle transformation. Pour créer, il me faut prendre des risques, m’ouvrir à l’inconnu, faire preuve d’empathie et avancer tout doucement comme une petite souris sortant d’une armoire. Oui, oui! Je progresse à tâtons en craignant toujours de ne pas réussir à aligner des colosses de mots ridicules et en insistant pour bien le faire.
Lorsque j’étais femme d’affaires, mon passe-temps préféré consistait à enfiler de jolies billes pour m’en faire des bracelets ou des colliers que je portais avec fierté. J’adore créer. Aujourd’hui, j’assemble de superbes paragraphes pour enjoliver mes textes. Je choisis de beaux mots; des agates mordorées colorant l’intention de chacune de mes phrases.
Toutes mes lignes aspirent à me délester de la peur. Je m’entraîne à me donner l’autorisation de me tromper, de me surprendre et d’être la seule, s’il le faut, à défendre mon point de vue. Tellement de lettres sont sorties de mon encre, tellement d’hésitations, tellement de peurs et peut-être de contradictions. Comme si, chaque semaine, je sarclais un nouveau jardin; une petite récolte pour le cœur de mes lecteurs. J’aime tellement créer, ajouter ma touche personnelle et mon grain de sel, comme un coup de pinceau, comme du nouveau à l’existant.
Je vous ai déjà parlé de Julia Cameron, la célèbre coach en créativité qui nous conseille d’écrire à la main chaque matin, sur des feuilles blanches, tout ce qui nous passe par la tête pendant vingt minutes, et ce, sans chercher à bien écrire ni même à penser. Se retrouvent ainsi expulsées les ruminations, les craintes, les petites et grandes frustrations. Bref, tout ce qui empêche l’imagination et la créativité de s’extérioriser. En m’abandonnant à cet exercice chaque matin, j’ai vite compris que je libérais aussi ce qui, en moi, ne trouvait pas d’autres exutoires. Au milieu ou à la fin de l’écriture automatique, émergent des idées, des envies, des projets. Pour ne pas brider cet élan, l’autrice Cameron nous conseille de ne relire nos textes qu’une seule fois par mois.
Les spécialistes de la créativité sont unanimes : il est essentiel de mettre régulièrement notre esprit en jachère, de le couper de ses lourds raisonnements et de ses activités habituelles. N’est-ce pas ce que j’ai fait malgré moi pendant ma croisière en Alaska? Chaque matin, après deux ou trois cafés, je cherchais un sujet d’écriture sans obtenir le moindre résultat. Inconsciemment, je suppose, je laissais mes pensées voguer sur l’onde bleue. Tantôt je cherchais quelques têtes de baleines hors de l’eau, tantôt je m’extasiais devant le rose-mauve d’un glacier. Incapable de traduire autant de beauté, mes pages blanches sont demeurées vides de mots.
Tout dernièrement, j’ai souhaité vider ma tête et ouvrir enfin mon cœur. Je vous ai raconté cet épisode de ma vie en Grèce étalée sur dix pénibles chapitres. À cette époque, j’essayais d’oublier la réalité. Je voulais l’embellir. Je voulais mourir. Mais ce sont les larmes de mes bébés qui me ramenaient au présent et à la vie.
Au moment d’écrire ces lignes, le Zorba de 91 ans est encore vivant, mais il ne danse plus. Il a passé, cahin-caha, les trente dernières années dans son pays d’origine, plus particulièrement à Thessalonique. Notre fils le plus vieux a récemment traversé l’océan pour se rendre à son chevet. À l’hôpital, on l’a informé que son père aurait attrapé un très, très contagieux virus. Qu’adviendra-t-il de lui?
Vais-je un jour réussir à oublier toutes les misères que cet homme m’a causées? Avant que la mort ne l’empoigne, puisse mon cœur lui pardonner!
Cora
❤️