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23 juin 2024

Mon magnifique cousin

En Gaspésie jadis, à la fin juin ou au début juillet, le temps de faire les foins arrivait. Cette année-là, j’avais 7 ans et j’allais devoir aider grand-père Frédéric à ramasser le foin coupé et séché. Pour moi, le moment marquait le commencement des grandes vacances.

Grand-père dirigeait les opérations. Le matin de la fauchaison, les travailleurs se partageaient le champ et cousin George était toujours le premier à commencer. On m’avait postée tout près de l’immense brouette pour que je rassemble le foin séché qui en tombait afin d’en faire un tas qu’un adulte allait ramasser et lancer tout haut dans la grosse charrette. Je suivais le cortège avec, dans mes petites mains, un lourd râteau de bois avec des dents manquantes. Avançant à pas de tortue, je zieutais de loin le cousin George et mon jeune cœur tourbillonnait comme une brindille soulevée par les grands vents.

Chaque année, grand-père s’assurait de réunir le nombre de bras nécessaires pour que le travail se fasse à temps. Après la coupe et le séchage du foin, il fallait avoir deux hommes pour râteler, un pour charger la brouette, un troisième pour fouler le foin et un quatrième pour conduire le tracteur. Heureusement que la récolte visait à l’autosuffisance d’une seule grande famille.

Cousin George avait roulé les manches de sa chemise ouverte et son torse blanc, visible sous le mince tissu de sa camisole, explosait au soleil. Ses longs bras, ses grandes mains tenant la faux, sa chevelure couverte de brindilles dorées, et ses yeux aussi bleus que l’océan me subjuguaient. De mon poste, je le dévisageais et le vent m’amenait son énigmatique odeur.

Il faisait si chaud! Le cherchant des yeux une énième fois, j’ai vite remarqué que ses boucles blondes dégouttaient sur ses larges épaules, sur son torse maintenant dénudé. Je le trouvais si beau! Selon grand-père Frédéric, ce cousin George était le meilleur faucheur du canton. Certes, il avait une bonne faux qu’il n’employait que là où il ne courait pas de risque de rencontrer des pierres.

Lorsqu’un lointain clocher sonnait midi, les hommes avaient déjà cinq ou six heures de travail dans le corps. Tante Hope arrivait avec un immense chapeau de paille et un assez gros panier de victuailles. Elle se dirigeait vers le plus proche sous-bois et étendait deux grandes nappes à carreaux. Puis elle criait mon nom pour que je vienne l’aider à beurrer les tranches de pain de ménage. Chaque travailleur, je m’en souviens encore, recevait une généreuse assiettée de fèves au lard garnie d’une épaisse tranche de jambon. Puis la tante Hope ouvrait les thermos de café et sortait d’une boîte en métal les fameuses galettes à la mélasse du Bas-du-Fleuve. Le dessert vite avalé, l’un après l’autre, les travailleurs s’isolaient à l’ombre pour piquer un petit somme. Tante Hope et moi, nous replacions dans le panier les victuailles restantes, les deux nappes et les thermos vides.

Étendu à l’ombre de quelques bouleaux jaunes, cousin George mâchouillait une mince branche. Il avait roulé sa camisole en boule pour s’en faire un oreiller. Je le regardais de loin et j’entendais battre mon cœur aussi fort qu’un sabot de cheval sur l’asphalte.

J’ai eu peur, je n’ai plus su quoi dire ou quoi faire. Son torse nu collé à la terre, ses bras bronzés, ses yeux mi-clos; était-il en train de rêver? Quel âge avait-il? D’où venait-il? Au village, l’écume des vagues distillait des ragots : tante Hope était-elle sa mère ou sa grand-mère? Je ne l’ai jamais su.

Cousin George, aujourd’hui tu reviens dans ma mémoire, soixante-dix ans plus tard. Serait-ce pour honorer ce premier amour enfantin que tu m’as inspiré? C’était en 1954, avec grand-père Frédéric, pendant que nous faisions les foins. Tu étais un jeune homme si beau que mon cœur s’est emballé, cet été-là, pour la première fois. Si petite, j’apprenais l’amour et ça me faisait mal. Ce n’était pas ta faute. Nous n’avions même jamais échangé un seul mot! Fillette, je suppose, j’imaginais de toute pièce cet engouement amoureux. Comme ces cadeaux que j’attendais à Noël et qui n’arrivaient jamais. Ces premiers battements de cœur, je ne les oublierai jamais.

Te souviens-tu, cousin George, que ce jour-là après la sieste, tu avais perdu ta chemise à l’ombre de quelques bouleaux jaunes? Je te trouvais tellement beau que mon cœur s’est fourvoyé. J’ai voulu garder quelque chose qui venait de toi et j’ai dérobé ta chemise pendant que tu dormais! Des mois, je l’ai gardée dans mon lit, sous mon oreiller. Je la sentais, je la câlinais. Son odeur m’endormait. Sache, cousin George, que ta beauté est restée gravée dans ma mémoire à tout jamais.

Cora
❤️

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