Le rêve du mari, mon cauchemar... Chapitre 8
Nous étions en Grèce depuis plus de sept mois. Le mari ne s’était toujours pas trouvé d’emploi. Il était rentré bredouille de son voyage en Allemagne.
Je n’ai jamais voulu être un prophète de malheur, mais j’ose dire que tout ce qui est arrivé, je l’avais pressenti. Un homme comme mon mari ne change pas en criant ciseau. Toute sa jeunesse, selon sa sœur Despina, il courait après les plus belles filles du canton. Il les attrapait toutes parce qu’il était lui aussi le plus beau Roméo du village. Comme il a dû faire son service militaire, il est devenu encore plus attirant à titre d’officier de l’armée de terre.
Un peu après notre mariage, ce Casanova m’avait même confié que l’amour de sa vie était une certaine Helena, enseignante, mère de deux enfants et élue la plus belle femme de son village trois années d’affilée. Était-il allé la visiter durant notre séjour? Lui avait-il parlé une fois, deux fois, trois fois? Je n’ai pu me retenir et j’ai demandé à ma belle-sœur Despina si mon mari avait visité son ancienne flamme depuis notre arrivée. Elle m’a répondu qu’il l’avait effectivement vue, « mais seulement deux fois puisque son mari, Theodoros, était encore jaloux de lui comme un tigre ».
Le mari avait certainement oublié de me le dire. De toute façon, il ne m’avait rien dit depuis son retour de Cologne. Qu’avait-il fait là-bas pendant trois semaines? Avait-il trouvé des opportunités de travail? J’en doutais. Un kiosque à pizza ou à souvlaki à gérer? Contremaître dans une manufacture? De toute façon, rien ne serait à la hauteur de ses attentes. Allait-il finalement me dire comment nous allions vivre avec deux vieilles femmes et trois enfants à la maison?
Il n’y avait pas d’école anglaise ni française à Krya Vrysi et les deux plus vieux ne faisaient que baragouiner le grec. De toute façon, le mari avait-il encore l’idée de rester en Grèce? Ses blanches mains n’iraient certainement pas aider les gitans à récolter le coton. J’étais au bout du rouleau, moralement épuisée, découragée, brisée et totalement déçue. Bientôt, j’allais devoir vendre quelque chose pour acheter des chemisettes au tout petit qui grandissait. Mon alliance, peut-être? De toute manière, je ne voulais plus la porter. J’essayai de me calmer au lieu de pleurer. Je pris le tout petit dans mes bras et le berçai dans la chambre du haut. L’enfant gazouilla et s’endormit. Le temps froid et pluvieux me donnait le cafard. Était-ce le bon moment pour parler de notre avenir au mari? Dormait-il encore?
Finalement, ce fut sa mère qui parla la première.
— « Yavrum » (enfant chéri), la vie au village est de plus en plus difficile. Nous n’avons pas assez d’argent pour installer l’eau courante ni le chauffage électrique. Quant au bois, même Despina est trop vieille pour fendiller les bûches. Nous avons un trop grand jardin à désherber. Comme nous avons bon cœur, nos légumes aboutissent généralement sur la table des voisins. Toutes les jeunes grand-mères partent en Amérique pour aider les enfants de leurs enfants. Et nous, nous voulons faire comme elles! Despina et moi voulons aller vivre en Amérique. Tes deux frères y gagnent bien leur vie et ils nous aideront. Yavrum, para calo (enfant chéri, s’il te plaît), allons à Montréal au plus vite et Despina cuira un bel agneau pour fêter nos retrouvailles, tous ensemble. »
Et moi, en bonne épouse québécoise que j’étais, je m’empressai d’ajouter que je cuisinerais mes spécialités grecques : « Je ferai des feuilles de vigne, ma traditionnelle soupe « youvarlakia » (soupe aux boulettes de viande et de riz dans une sauce aux œufs et citron), des feuilletés aux épinards, de délicieux « kourabiedes » (biscuits aux amandes et au beurre) et des baklavas. La belle-sœur ne manqua pas de renchérir elle aussi en disant qu’elle serait très heureuse de garder mes petits.
L’homme muet grilla une cigarette après l’autre jusqu’à ce que sa mère et sa sœur arrêtent de parler. Moi, comme la femme de Loth, je me suis transformée en statue de sel. Le yavrum à sa maman allait-il être d’accord pour retourner au Canada? Mes yeux se mouillaient, mon cœur s’affolait, tandis que le ciel là-haut devenait mauve et empli de beauté. Le bonheur serait-il un coup de chance? Un état qui nous tomberait dessus sans crier gare? Je me souviens de cette citation de Goethe apprise au collège : « Le plus pur bonheur du monde renferme un pressentiment de souffrance ».
Peut-être qu’en ce qui me concerne, la souffrance arriva la première. Mais le bonheur, j’essayais de m’en convaincre, arriverait plus tard. J’avais mal à mes yeux, mal à mon cœur et surtout mal à mon intelligence. Je pensais à tout ce à quoi j’avais dû renoncer depuis notre union : à mes grandes études, à l’écriture que j’aimais, à ma famille, à ma liberté et à ma propre gouverne. À titre d’épouse de ce dieu grec, sous son joug, je n’avais aucun droit, aucune autorité, ni véritable amour, ni intimité valable, ni la capacité de décider de quoi que ce soit. À quoi pourrais-je m’accrocher? Ce mariage se transformait en un licou serré, tellement serré qu’il m’empêchait de progresser.
À SUIVRE…
Cora
❤️