Le rêve du mari, mon cauchemar... Chapitre 5
L’ami Thanassis a tellement insisté que mon mari a finalement accepté d’entreprendre une petite virée en Allemagne! Tellement de Grecs s’y rendaient pour d’abord s’acclimater et examiner les opportunités, puis pour s’installer dans les plus grandes villes du pays où chaque coin de rue grouillait de commerces. Ces arrivants étaient presque certains de gagner de l’argent, autant comme manœuvre dans les manufactures qu’en tant que commerçants en guenilles ou en restauration rapide.
« Quelle est la meilleure ville à visiter? », demandai-je. Thanassis répondit que presque toutes les villes allemandes se révélaient prospères et attirantes. Un cousin à lui avait ouvert un comptoir de souvlakis à Cologne en juillet 1965 et, sept ans plus tard, il en possédait huit et roulait sur l’or.
Je me suis donc rendue à la petite bibliothèque du village pour essayer d’en apprendre davantage sur la ville de Cologne. J’aimais le nom et tout probablement que j’aimerais sa senteur. Toc, toc, toc. Une vieille femme de presque 100 ans m’ouvrit la porte.
— « Ti thelis, koritsi mou? » (Que veux-tu, jeune fille?) Je lui expliquai le but de ma visite. La bibliothécaire sortit une fiche d’un classeur en bois aussi vieux qu’elle.
— « Tout est délabré dans cette vieille maison, jeune fille, mais nos fiches sont actualisées aux cinq ans pour les pays étrangers. En 1970, la ville de Cologne comptait 1 073 096 habitants. »
— « Pourriez-vous, chère dame, me dire combien de kilomètres il faut rouler en voiture pour aller de Thessalonique à Cologne? »
— « Demandez à monsieur le maire. Il s’y rend deux fois par année pour visiter sa fille et ses trois petits-fils. »
J’avais tellement envie de faire ce voyage avec les deux hommes, mais c’était impensable. Trois bébés comptaient sur moi à la maison! Thanassis m’apprit que la distance entre Thessalonique et Cologne s’élève à 2157 kilomètres, représentant environ 20 heures de route, en plus de centaines de kilomètres pour visiter la ville de fond en comble.
De plus, la langue allemande est particulière. Elle n’est pas assise sur le bout de la langue, mais cachée au fond de la gorge. Ses tonalités sont rauques, gutturales, rudes et rocailleuses comme des petits cailloux qui déboulent d’une montagne. « Thanassis parle-t-il allemand? », demanda le mari.
Sous l’œil attentif de la belle-mère, ma belle-sœur Despina et moi avons préparé un panier de victuailles pour nos grands voyageurs. Des feuilletés aux épinards, des feuilles de vigne farcies à la viande, des tranches d’aubergines rôties, des betteraves marinées, du feta, du « basturma » (de fines tranches de bœuf fortement pressé et séché) dont le mari raffolait, une dizaine de brochettes de poulet à l’origan et, bien entendu, un gros kilo de tzatziki que j’ai moi-même concocté en y ajoutant des râpures de chair de concombre bien frais.
À cet instant, j’ai vécu l’étrange bonheur de réaliser que mon cœur ne se décourage jamais, il ne fait qu’espérer. J’ai profité de l’absence du mari pour convaincre sa mère, un peu chaque jour, de venir s’installer au Canada avec Despina. La vie dans le village s’avérait très difficile sans homme à la maison. Les bras des quelques voisins et cousins ne suffisaient pas pour entretenir les deux étages cimentés de la vieille demeure. Chaque soir, je berçais mes bébés en priant très fort pour que nous puissions partir de ce village presque déserté. Que la foudre m’emporte, mais si je n’avais pas d’enfant! Et pourtant, ils étaient ma chair, mon cœur, mes pensées et mes yeux qui, peu à peu, s’asséchaient de larmes. Le mari parti, mes trois petits et moi couchions au milieu du lit et rêvions que nous nous trouvions au paradis.
Le lendemain matin, en se rendant à la poste, Despina apprit que cinq grosses valises venaient d’arriver au village pour le mari. Après plus de six mois, nos pénates montréalais étaient enfin arrivés en Grèce! J’ai tout de suite eu l’envie de les retourner à l’expéditeur, mais j’ai hésité. Allions-nous attendre la vieille camionnette du boulanger pour récupérer nos valises dans lesquelles j’avais caché quelques livres parmi mes dessous féminins, là où l’homme ne regardait jamais?
J’avais peur, je pleurais, j’avais tellement envie d’écrire quelques lignes de poésie pour me libérer de mon fardeau. Comme des plaies ouvertes qui saignent et sèchent sans guérir, mes besoins n’étaient jamais assouvis. Sept interminables jours s’étaient écoulés depuis le départ du mari et de l’ami Thanassis pour Cologne, sans aucune nouvelle. L’homme aurait-il trouvé un travail intéressant et payant; un comptoir de souvlakis tenu par un vrai Grec; ou un poste de contremaître dans une manufacture de manteaux de fourrure?
À Montréal, de mon temps, la plupart des épouses grecques travaillaient dans des manufactures de manteaux de fourrure. Elles y cousaient les doublures avec une très grande habileté. Elles n’étaient pas payées à l’heure ni à la semaine, mais au nombre de doublures qu’elles cousaient par jour. Les plus chanceuses pouvaient compter sur la grand-mère pour garder les enfants pendant qu’elles cousaient puisque celle-ci habitait avec elles. Alors ces vaillantes immigrantes apportaient à la maison deux ou trois doublures à coudre après le souper, soutenant ainsi leurs maris jusqu’à ce qu’ils réussissent en restauration.
Et moi, qu’aurais-je pu faire pour épauler ce mari qui dansait jusqu’aux petites heures et dormait jusqu’à midi? Sans parler de son expertise en séduction! Une fois, au mariage d’une cousine, je l’ai vu à l’œuvre sur un plancher de danse et les filles tombaient comme des mouches juste à le voir se trémousser. Tandis qu’il brillait par son absence, j’y repensais et l’envie me prenait d’emmailloter mes bébés et de prendre le large!
À SUIVRE…
Cora
❤️