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15 septembre 2024

Le rêve du mari, mon cauchemar... Chapitre 2

Le vieux chauffeur de l’autobus dans lequel nous prenions place en route vers Thessalonique venait de foncer dans un camion à benne basculante rempli d’oranges. Les petits braillaient, le mari gueulait, le chauffeur s’époumonait à dire que ce n’était pas sa faute. Les trois-quarts des passagers étaient des personnes âgées. Plusieurs bagages étaient tombés dans l’allée et le conducteur fou avait interdit aux voyageurs de se lever. J’avais besoin d’eau pour les petits, de couches pour les changer et de quelques biscuits pour les calmer. Il fallut patienter. Lorsqu’enfin arrivèrent trois policiers, ils nous firent descendre de l’autobus et grimper dans un autre. Devant nous, l’asphalte était tapissé d’oranges écrabouillées, réduites en charpie. Le mari alla récupérer nos deux valises, remplis de nos maigres pénates, tandis que je me réinstallais avec les deux bébés dans le nouvel autobus aussi vieux que le premier. « Qu’adviendra-t-il du chauffeur? », s’interrogèrent quelques vieux habitués de ce trajet. Mon cœur de mère s’inquiétait surtout de ce qu’il adviendrait de nous.

À notre arrivée à Thessalonique, un autre lointain cousin nous attendait au terminus d’autobus. Il s’appelait Thanassis et était l’unique fils du boulanger de Krya Vrysi (qui signifie eau froide), nom du village où nous allions demeurer. Prévenant et gentil, ce jeune homme deviendrait mon allié, mon ami et mon seul confident dans le village. Malgré que je parlais bien le grec, nos discussions se passaient en français puisqu’il avait étudié la langue au collège. Ainsi nous jasions à l’abri de tous les curieux du canton.

Une fois au village, Thanassis nous conduisit à la maison de la belle-mère. En entrant par la porte de la cuisine, la première chose que je vis fut la dizaine de collants à mouches suspendus au plafond. J’avais aussi l’impression d’entendre un continuel bourdonnement de mouches. La belle-mère, toute de noir vêtue, se leva, attira ma tête vers elle, la serra et l’embrassa. Sa fille Despina, veuve depuis toujours, s’empara de mes deux bébés, les câlina, les chouchouta et les couvrit de baisers. Puis, elle m’amena à la fontaine et remplit un tonneau d’eau fraîche pour les besoins de la journée. Quant au mari, après avoir transporté nos deux valises dans la maison, il demanda à Thanassis de le conduire sur la rue principale du village, là où se passait l’action.

J’appris quelques jours plus tard que cet illustre village comptait moins de 1000 habitants, la plupart des grands-mères et des vieillards. Les « palikari » (jeunes hommes) avaient vite compris qu’ils n’avaient pas d’avenir dans ce coin de pays et avaient migré vers l’Allemagne ou le Canada, de préférence. Et voilà que mon paresseux de mari avait changé son capot de bord! Il ne rêvait plus de devenir aussi riche qu’Aristote Onassis, mais cherchait plutôt comment il allait subvenir aux besoins de sa femme et de ses deux, bientôt trois, enfants.

Ses deux frères, arrivés au Canada avant lui, possédaient chacun deux restaurants. Et lui, le plus élégant des trois, le plus raffiné, le plus intelligent, croyait-il, s’avérait un fainéant notoire. Fréquentant les clubs de « bouzouki » (musique grecque), il s’imaginait comme un véritable Zorba le Grec. C’est d’ailleurs ainsi qu’il m’attrapa en me tirant sur un plancher de danse en 1967, et la valse dura treize longues et horribles années. En m’enfuyant du logis en 1980, j’aurai finalement mis une croix sur toute cette épopée.

Dieu sait pourquoi je me rappelle aujourd’hui cette jeune maman que j’aimais être du temps où nous sommes partis pour la Grèce. J’avais déjà deux petits et j’attendais d’un jour à l’autre l’arrivée du troisième qui avait traversé l’océan dans mon ventre. Mon cœur bouillonnait d’amour inconditionnel pour mes bébés. Oui, oui! Nous vivions à l’autre extrémité du globe et je m’en foutais. Même l’homme m’indifférait. Sa vie, ses choix et ses multiples bévues; je les ignorais. J’étais une maman et il n’y avait que cela d’important dans ma vie.

Arriva finalement le fameux matin du 20 juin 1972 où je dus réveiller ma belle-sœur Despina pour l’aviser du début des contractions. Elle réveilla mon mari, puis alla chercher Thanassis qui revint dans la vieille auto de son père. Despina installa une pile de vieux draps sur le siège arrière au cas où l’enfant se présenterait subitement. Je n’étais pas inquiète, car elle savait faire. Elle me confia plus tard que, quelques semaines plus tôt, elle avait sorti toute seule un enfant du ventre d’une trop jeune maman.

Lorsqu’enfin nous sommes arrivés au seul hôpital de Thessalonique, on m’emmena à l’étage des maternités. J’ai cru faiblir tellement les cris aigus des femmes m’apeuraient. Autour de chaque lit, une sœur, une tante, une mère ou une amie tenait la main de la femme en contractions. Heureusement qu’un jeune docteur qui parlait français m’aborda. Il me proposa le petit lit étroit de sa chambre jusqu’à ce qu’il puisse accoucher la plupart des criardes. J’ai vite accepté. Lorsque le calme s’installa, on me prépara et l’enfant sortit comme un tout petit chat sans griffe. Quel bonheur! Lorsque nous quittâmes l’hôpital, ma belle-sœur emmaillota l’enfant et le coucha sur ses cuisses. Pendant toute la durée du retour, le poupon ronronna.

À SUIVRE…

Cora
❤️

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