Le rêve du mari, mon cauchemar... Chapitre 1
Très chers lecteurs, j’ai finalement entrepris de me vider le cœur. Pendant 10 semaines à compter du 8 septembre, je vous raconterai cet épisode de ma vie en Grèce. Vous revivrez avec moi près d’un an de ma vie passée au fin fond d’un village pauvre et quasi déserté.
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À l’hiver 1972, sans même m’en avoir préalablement parlé, l’époux avait décidé de retourner en Grèce. Nous étions mariés depuis cinq ans, j’avais deux enfants et un troisième qui grouillait dans mon ventre. J’allais devoir quitter mon pays, ma langue, mes parents. Mon plus vieux, lui, devait dire adieu à son école prématernelle. À l’époque, l’homme régnait en maître, et sa femme n’avait d’autre choix que de lui obéir… dans mon mariage, du moins. Pour adoucir cette tragédie, quelques belles-sœurs me confièrent en cachette qu’elles aussi étaient retournées en Grèce une ou deux fois avant de revenir au Canada pour toujours. Subirais-je le même sort? J’appréhendais le pire.
Quelques amis du mari ont transporté jusqu’au bateau cinq immenses valises par lesquelles notre vie et tous nos pénates changeraient de continent. Deux autres valises remplies du nécessaire pour vivre le temps que le reste de notre matériel arrive à bon port nous accompagnaient dans l’avion. Une fois installés, mon garçonnet et sa petite sœur se sont couchés à nos pieds et ils ont dormi pendant tout le trajet. La tête accotée dans le hublot, le mari fumait comme une cheminée. À cette époque, on avait le droit de fumer à bord d’un avion! À tout bout de champ, il sonnait l’hôtesse de l’air pour un énième café. Me savait-il désolée, contrariée? Voyait-il mes yeux noyés de larmes et mes mains entourant le nouvel enfant gigotant dans mon ventre?
J’avais si peu dormi et pourtant, lorsque le jour éblouissant réveilla les passagers, j’ai senti que l’oiseau métallique géant touchait déjà la piste d’atterrissage. Les petits se réveillèrent et voulurent manger. L’homme endormi déplia ses longues jambes et se leva. Il héla une hôtesse et insista pour du café et des grignotines pour les petits.
En sortant de l’avion, j’ai cru mourir de chaleur. Je me demande encore aujourd’hui si, à cette époque, le vieil aéroport d’Hellinikon était climatisé. Partout, dans l’immense bâtiment, des vapeurs chaudes assaillaient les passagers. L’eau coulait sur nos fronts, les enfants pleuraient, le mari s’impatientait, fumant une cigarette après l’autre et cherchant le lointain cousin qui devait venir à notre rencontre à l’arrivée des passagers.
— « Quelle heure est-il? », demandais-je au mari.
— « J’ai soif! », criait le plus vieux.
— « Pipi! », implorait la toute petite.
Mon cœur empli d’inquiétude battait trop fort. Allions-nous pouvoir endurer une telle chaleur? Où allions-nous vivre? À Athènes, à Thessalonique peut-être, ou ailleurs? L’homme avait-il sécurisé un logis? Un travail? Les enfants braillaient, ils avaient chaud, ils avaient faim, ils voulaient rentrer à la maison. Lorsqu’enfin le cousin arriva, il s’empara des deux dernières valises encore sur le carrousel. Le mari empoigna le plus vieux et le plus gros sac de voyage. Je transportais moi-même une assez grosse sacoche remplie de linge d’enfant et d’articles de première nécessité : les passeports, les baptistaires grecs orthodoxes des petits, le carnet québécois de vaccination du plus vieux, et la petite à moitié endormie dans mon cou dégoulinant de mouillure.
L’horloge indiquait presque midi lorsque le cousin nous débarqua chez sa mère. Les enfants chignaient et pourtant je fus tout de suite éblouie en levant la tête. À droite, là-haut sur la colline mythique, je vis enfin de loin le célèbre Parthénon, littéralement « la demeure des vierges », et le symbole architectural de la suprématie athénienne à l’époque classique. Wow! Je constatais de visu ces trésors de vieilleries que j’avais étudiés dans mon jeune temps. Tout me revenait soudainement, probablement parce qu’on m’avait obligée à mémoriser même les dates de construction des différents monuments dont l’Acropole d’Athènes, érigée entre 443 et 438 av. J.-C., et bla bla bla. L’archéologie, le mari s’en foutait. Il me présenta sa tante qui nous offrirait à tous l’hospitalité aussi longtemps que nécessaire et, à moi, un ou deux après-midi sur le Parthénon en sa compagnie. Enfin, il m’arrivait quelque chose de bon! Mon cœur de jeune femme palpitait.
Nous dormions à l’étroit sur un lit d’appoint avec les deux petits au milieu et le troisième dans mon gros ventre. Lorsque les bébés gigotaient, le mari s’installait sur l’unique sofa de la maison. Le cousin avait emprunté d’une voisine une poussette double facile à transporter. Chaque jour, je promenais mes petits, nous acclimatant ainsi aux températures élevées. Pas question d’écourter mes robes ou de porter un pantalon, le mari ne l’aurait jamais toléré! Comme je maîtrisais déjà plusieurs plats typiquement grecs, la tante appréciait beaucoup mes résultats et continuait à guider mon apprentissage.
Entrant dans mon septième mois de grossesse, j’ai questionné l’époux.
— « Où allons-nous nous installer? »
— « Dans mon village natal », répondit-il en anglais.
— « Est-ce près d’ici? »
— « Pas du tout. »
— « C’est où? »
— « C’est dans le nord de la Grèce à quelque 70 kilomètres de Thessalonique. Le village s’appelle Krya Vrysi et c’est là que demeurent ma mère et ma sœur. »
La maison sera-t-elle assez grande pour tout le monde, y compris les enfants? L’homme de peu de mots semblait avoir en tête un plan préconçu. Le surlendemain, le cousin nous amena à un terminus d’autobus et c’est à ce moment que j’appris que le trajet entre Athènes et Thessalonique prendrait approximativement cinq heures quarante-cinq minutes. Heureusement que la tante bien prévenante nous avait préparé un bon panier de victuailles.
La toute petite et son frère étaient collés à mon ventre habité. J’avais peur, j’aimais mes petits et je surveillais ce vieux conducteur d’autobus qui ressemblait à un fou du volant. Assis derrière moi, le mari fumait encore et j’avais mal au cœur. J’ai tourné la tête vers lui pour lui demander d’ouvrir une fenêtre et c’est alors qu’il s’aperçût qu’en déviant de sa trajectoire pour épargner quelques moutons, notre vieux chauffeur allait foncer dans un camion à benne basculante rempli d’oranges.
À SUIVRE…
Cora
❤️