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14 janvier 2024

Le délicieux gâteau Reine Élisabeth

Cette histoire remonte à l’automne 1987, quelques mois après l’ouverture de notre premier resto. J’avais déjà décidé que nous allions concentrer nos efforts à offrir à notre clientèle des déjeuners hors du commun. Personne à cette époque n’aurait pu deviner que ce minuscule boui-boui de 29 places assises deviendrait le premier maillon d’une grande chaîne de restaurants de déjeuners répandus à travers notre vaste pays.

Aujourd’hui encore, je m’ennuie de tous ces braves hommes en bottes de construction qui s’assoyaient au comptoir pour savourer un bon déjeuner et quelques cafés en espérant croiser le regard de la patronne souvent trop occupée à tourner ses œufs sur la plaque chauffante.

Un peu avant midi, un certain vendredi de novembre, un travailleur d’Hydro-Québec m’apporte la recette du gâteau Reine Élisabeth de sa grand-mère Pamela, recopiée sur du beau papier acheté à cet effet.

Caché derrière un joli JEAN-MARC bleu cobalt brodé sur le flanc gauche de son uniforme, le bel électricien me tend le parchemin enrubanné. Faisant cela, ses grands yeux d’acier me dévisagent comme s’ils étaient en train de découper une porte dans mon cœur.

Je m’en souviens comme si c’était hier. Ces travailleurs m’offraient souvent leur plus charmant sourire, une marque d’attention ou toute autre gentillesse qui pourrait m’inciter à leur offrir un deuxième bol de soupe, une autre cuillerée de sauce hollandaise sur leurs œufs bénédictine, ou une double portion de dessert du jour.

Nous étions ouverts depuis quelques mois à peine et j’étais encore en train d’apprendre mon métier de restauratrice. Heureusement qu’assez rapidement je suis arrivée à faire la part des choses et à reconnaître entre tous un regard affamé, de grandes mains désœuvrées, un cœur inassouvi.

La recette, maintenant!

ALLUMER LE FOUR À 350 °F
Il faut d’abord verser 1 tasse d’eau bouillante sur 1 tasse de dattes hachées finement en y ajoutant 1 cuillère à thé de bicarbonate de soude. Laisser refroidir jusqu’à ce que le mélange soit tiède.

C’est probablement ce que je trouvais le plus souffrant à mes débuts. Ne jamais connaître véritablement les clients, ni leur histoire, ni leur vrai nom la plupart du temps. Ne jamais entendre réellement ce que leurs yeux meurent d’envie de nous dire. Ne jamais savoir ce qui arrive dans leurs vies le soir lorsqu’ils entrent chez eux. Ignorer pourquoi ils viennent chez nous, ce qu’ils y trouvent, et pourquoi soudainement, sans avertir, ils ne reviennent plus.
DANS UN GRAND BOL, battre ¼ tasse de beurre en crème avec 1 tasse de sucre blanc, puis incorporer 1 œuf battu en fouettant. Ajouter à ce mélange les dattes, l’eau dans laquelle elles ont trempé et 1 cuillère à thé de vanille.

Dans ce premier resto, mes enfants et moi étions en train de nous rebâtir une vie. Nous-mêmes moitié tristes et moitié joyeux, nous pouvions totalement compatir à la tristesse des autres et en être facilement imbibés. Ceci explique peut-être pourquoi nos 29 places assises étaient tellement populaires à nos débuts. Nous aimions profondément nos clients et ils nous aimaient en retour. Cette complicité se voyait à l’œil nu. Ça se sentait lorsque la nourriture arrivait sur la table, ça s’entendait dans les conversations des nouveaux clients répétant « ici, ce n’est pas comme ailleurs ».

DANS UN AUTRE BOL, mélanger 1 ½ tasse de farine avec 1 cuillère à thé de poudre à pâte et ¼ cuillère à thé de sel. Incorporer ces ingrédients au mélange de dattes en remuant jusqu’à ce que le tout soit bien mélangé. Ajouter au mélange ½ tasse de noix de Grenoble hachées. Verser le mélange dans un plat graissé d’environ 9 pouces carrés allant au four. Cuire environ 40 minutes jusqu’à ce que la lame d’un couteau, glissée au centre, en ressorte propre.

POUR LE GLAÇAGE
Dans une petite casserole, mélanger 5 cuillères à table de cassonade, 3 cuillères à table de beurre, 2 cuillères à table de crème à fouetter et 1 tasse de noix de coco râpée. Porter à ébullition à feu moyen et laisser bouillir 3 minutes. Tandis que le gâteau est encore chaud, étendre le glaçage sur le dessus puis mettre sous le gril 2 à 3 minutes, jusqu’à ce que le glaçage ait bruni.

Peu après m’avoir fait cadeau de cette précieuse recette, le beau Jean-Marc s’électrocuta les papilles gustatives en croquant dans une pointe du délicieux Reine Élisabeth à peine refroidi. L’électricien me jura même qu’il le trouvait meilleur que celui de sa grand-mère! Puis, quelques jours après, Jean-Marc disparut du comptoir pour toujours. Nous en étions désolés.

Pourtant, quelque deux années plus tard, je le revis, effondré de chagrin dans la salle d’attente de l’hôpital Rosemont de Montréal. J’y accompagnais le jeune cuistot qui avait pris ma place en cuisine. Pendant qu’un urgentiste allait recoudre la moitié du doigt coupé, l’électricien me raconta le cancer de son épouse et ses deux dernières années d’enfer. Il avait même quitté son travail pour être à son chevet jour et nuit.

Toutes ces années où j’ai été la cuisinière de mes premiers restos, le seul véritable lien que j’aie développé a été mon immense amour pour mes clients et pour mon métier de restauratrice. J’ai été une confidente anonyme, muette et complice. Je pouvais soulager la douleur momentanée d’un œil noyé de chagrin ou celle plus tragique d’un doigt amputé de son anneau de mariage. J’ai finalement réalisé que le malheur d’autrui s’amenuise à mesure qu’il coule dans une oreille bienveillante.

Cora

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