La nuit dernière, j’ai fait un rêve!
J’étais dans un immense désert assise comme une enfant s'amusant à laisser le sable couler entre ses doigts. J’étais vieille pourtant, la peau de mes bras et du dessus de mes mains aussi craquelée qu’une carapace de tortue centenaire. Tout était très calme autour de moi lorsque, soudainement, un cri d’oiseau atterrit dans mon oreille.
Étais-je en train de rêver? Tournicotant dans mon lit, j’essayais de me sortir d’entre les draps lorsque le sommeil m’enfonça la tête dans l’oreiller. Était-ce Morphée me reprenant dans ses bras ou un Sahara imaginaire envahissant ma conscience?
…..Je fixais l’horizon depuis de longues minutes lorsque je vis un point noir apparaître au bout de mon regard. Quelque chose semblait bouger. Anxieuse de voir un chameau émerger du néant, mes yeux mordaient l’horizon. Peut-être viendraient-ils à quatre, six ou douze dromadaires, leurs maîtres impatients de me rencontrer.
Écarquillant les yeux pour mieux voir, j’en étais certaine, un turban coloré émergeait du sable; comme une espèce de coiffe de fakir étincelante. Puis le petit oiseau s’est posé sur ma cuisse. D’un coup d’aile, il grimpa sur mon épaule, avança son bec dans mon oreille et me chuchota qu’un fakir avait un message pour moi.
…..Étais-je encore en train de rêver? Devant moi, des nuées d’oiseaux barbouillaient le ciel et des airs de musique faisaient danser les abeilles. Plus loin, la respiration grinçante d’un manège de kermesse attirait une lignée d’enfants impatients d’embarquer dans la grande roue.
Et moi, j’étais debout, éberluée devant une étroite table derrière laquelle un fakir en costume d’apparat essayait d’attirer mon attention. Sur la table recouverte d’un tapis digne des mille et une nuits, trois grandes enveloppes blanches, minutieusement exposées, laissaient facilement deviner que leurs entrailles bombées contenaient une histoire à déplier, telles des cartes d’anniversaire pliées en deux. Puis, d’un coup, les yeux du fakir entrèrent dans les miens.
— Je vous attendais, madame. Ces enveloppes sont pour vous. Vous devez les ouvrir et en lire le contenu avant de quitter l’ici-bas.
— Mais de quelle sorte de messages parlez-vous? Qu’y a-t-il dans ces enveloppes?
— Ne vous inquiétez point du contenu, chère dame. Ce sont de précieux messages que vous aurez besoin d’entendre avant de mourir. Considérez ces enveloppes comme de grandes ailes qui vous aideront à quitter les vôtres sans regret.
Puis le fakir, droit comme un roi, sortit une main de dessous sa pelisse brodée et me tendit une à une les mystérieuses enveloppes.
L’aube s’immisçant dans ma chambre, j’ouvris tranquillement les yeux. Mon premier réflexe fut de chercher entre les draps, par terre ou sur ma table de nuit, les fameuses enveloppes du fakir de kermesse. Étais-je bien éveillée? Qu’avais-je donc à savoir avant de mourir? Que contenaient ces messages qui me donneraient des ailes pour partir?
D’habitude, j’oublie mes rêves aussitôt que mes orteils embrassent le plancher. Mais ce matin, il persiste. Surprise que ce rêve puisse vivre jusqu’au troisième café, je décide de l’aplatir sur mon écran d’ordinateur. Tout au long de l’exercice, j’ai l’étrange impression de n’avoir rien oublié et pourtant j’ignore encore le contenu des enveloppes.
…..Midi éclabousse ma cuisine de mystère. Tapé correctement, le rêve monopolise toute mon attention. Je veux tellement connaître le contenu des enveloppes que j’en oublie les indices du fakir.
Il a dit que ces messages étaient des cadeaux; des ailes qui m’aideraient à quitter l’ici-bas. À le quitter sans aucun regret. Que me manque-t-il donc? Quels sont mes regrets?
Chose certaine, on dirait que plus j’approche de la fin, plus j’ai besoin d’être chouchoutée par mes proches. Je devrais m’en foutre, mais étrangement la conscience de ma mortalité attise mon désir de réconfort. Mes enfants m’aiment, j’en suis certaine. On dirait pourtant que j’espère davantage. Davantage de tendresse et de compliments; du moins pour ce que j’ai accompli.
Pour la personne que j’ai été, je ne mérite que des miettes. Je regrette tellement de ne pas avoir été la meilleure des mères pour mes enfants; ni la plus tendre ni la plus affectueuse. Je les ai aimés et nourris à ma façon. Comme l’a fait ma triste mère avec ses mains abîmées. Comme pour elle, mon cœur a trop manqué d’amour pour être capable de prodiguer l’essentiel à mes oisillons. J’étais morte de chagrin à cette époque. Puis la vie s’est acharnée : les multiples déménagements, la fureur du mari, sa méchanceté, l’accident de voiture, le décès des parents à court intervalle, le travail du matin jusqu’à la nuit, l’adolescence arrivée avant son temps.
Aujourd’hui bien des fois, j’ai de la difficulté à accepter que mes enfants aient été témoins de tant de misères. En ce temps-là, tout ce qui m’importait c’était notre survie. Travailler, manger suffisamment, être honnête et apprendre le plus possible. « Plus tard on sera bien », que je leur promettais à outrance.
J’avoue qu’en affaires, j’ai reçu davantage d’éloges et de trophées qu’il m’en fallait pour progresser. C’est probablement parce que BÂTIR était beaucoup plus facile que de SAVOIR AIMER.
BÂTIR s’apprenait tout seul et dans les livres alors qu’AIMER se sème et se récolte de génération en génération telle une tradition ancrée dans les cœurs. La vie m’a endurcie et je suis demeurée aussi dure que la pierre avec laquelle on érige la statue d’un vainqueur.
Encore assise au clavier, j’entends les arbres pleurer. Leurs branches agenouillées dégoulinent dans les vitres de cuisine. Je suis triste.
Trois enveloppes. Trois enfants. Peut-être que les messages viendront d’eux avant mon départ vers je ne sais où?
Et peut-être est-ce à moi d’être moins cérébrale, plus aimante et plus affectueuse avec mes bébés devenus adultes?
Peut-être devrais-je rattraper le temps perdu; les complimenter davantage, les encourager plus souvent? Peut-être devrais-je leur donner ce que je désire recevoir d’eux?
Mais comment faire pour enlever cette damnée cuirasse tant d’années agglutinée à ma couenne de guerrière?
J’ai confiance. J’ai surtout ESPOIR.
Un espoir aussi gros que l’immensité du ciel.
Ces nombreux mois de confinement m’ont donné beaucoup de temps pour réfléchir et pour apprivoiser mon pauvre cœur. Je m’en aperçois, il est en train de s’amollir. Ne le voyez-vous pas? Lettre après lettre, il s’exprime davantage. Souvent, il est comme une fenêtre ouverte, amenant chaleur et beauté dans mes lignes. De plus en plus, il inspire mon propos; il encourage ma passion, il m’apprend à AIMER.
❤️❤️❤️
Cora
« Le chemin qui monte et celui qui descend est un seul et même chemin »
Héraclite, philosophe grec (544 av. J.-C.)