La marieuse s'appelait Natasha – Chapitre 7 (conclusion)
Aurais-je pu trouver ici-bas un homme valeureux, serviable et gentil, comme mon grand-père Frédéric? Je l’aimais tellement! Je l’aidais à faire les foins, à déterrer les patates, à ramasser les blés d’Inde et les noisettes à la fin de l’été. Souvent, lorsque ma mère avait une poussée d’eczéma, grand-père nous amenait à l’école. Lui encore qui nous gardait lorsque les époux se chamaillaient. Aurais-je pu m’amouracher d’un homme qui cumule toutes les vertus de mon grand-père? À cent mille à l’heure!
Aujourd’hui, les hommes qui pourraient m’accompagner et que je côtoie quotidiennement sont aussi vieux que moi. Ils ne s’imaginent plus avoir trente ans, ni même cinquante. Au café chaque matin, je les zieute, les examine et les compare. J’aime me faire croire que ce lien d’amitié que nous avons tricoté ensemble est tellement plus fort que la sensation d’être amoureuse. Tout probablement, mes fidèles amis liront mes écarts de conduite et les jugeront, j’espère, avec indulgence. Même une femme aussi audacieuse que moi déraille à l’occasion et s’écarte du bon sens. L’ivresse amoureuse est tentante à tout âge, très chers lecteurs et lectrices!
Lorsque dame Natasha, celle à qui j’ai confié le mandat de me trouver un amoureux grâce à son agence de rencontres, m’informe qu’il me reste un dernier chocolat dans l’assiette, j’ai envie de tout foutre en l’air. Ce marchandage amoureux m’agace, m’irrite, m’horripile et m’exaspère.
Dring, dring!
— « Bonjour, monsieur Renato. Comment allez-vous? Dame Natasha insiste pour que vous et moi piquions une petite jasette avant de nous rencontrer en personne. »
— « Va bene », murmure l’homme à l’accent italien.
— « Travaillez-vous encore? Pardonnez-moi mon impolitesse, mais quel âge avez-vous? »
— « Dimanche, bambini fêter 75 ans », me répond-il dans son charmant français approximatif.
— « Pourrais-je savoir où vous demeurez? »
— « Condo mais veux trouver bonne femme pour villa en Italie et maison en Floride. »
Il poursuit, mais l’homme de peu de mots ne m’impressionne absolument pas. Je n’ai même pas envie de le rencontrer. Mais Natasha la marieuse insiste pour faire son job jusqu’à la fin. Elle nous planifie un rendez-vous vers midi dans une pizzéria huppée du Marché Central; d’ailleurs assez près du condo du vieil Italien. Alors je dis OUI! Pas parce que je veux contempler sa binette ni son logis, mais parce que j’aime surtout la pizzéria Giulietta.
Et donc, comme convenu, trois jours plus tard, j’arrive à midi pile à la pizzéria. Je retire mon manteau et commande un grand latté pour me réchauffer. Lorsque l’Italien arrive, je constate qu’il est haut comme trois pommes et, selon mes goûts, plutôt laideron. J’ai juste envie de lever les feutres, mais je reste tranquille.
Le petit homme enlève son paletot fait sur mesure, j’en suis certaine, et un gentil serveur l’installe à ma table. Il commande un Amaretto Sour qui arrive aussi avec un petit plateau de noix mélangées offert par la maison. L’homme serait-il un client habitué de l’endroit? Mon cavalier tout souriant m’informe du nom de l’interprète de la chanson que nous entendons et il tape du pied en croquant ses noix.
— « Pas très faim », m’annonce-t-il, mais aime beaucoup chansons de mon pays ».
Quant à moi, j’ai quand même envie de déguerpir à chaque bouchée de l’excellente pizza de chez Giulietta. Mais je reste, polie. Je redemande un latté bien chaud. Quelque trente minutes plus tard, j’invoque un ultime prétexte pour disparaître.
Dehors, le jour lentement blêmit. Là-haut pourtant, dans un ciel bleu-mauve, deux petits nuages s’entre-regardent. Seraient-ils amoureux l’un de l’autre? Toutes ces poignées de « je t’aime » que j’emmagasine depuis toujours, que vais-je en faire? Du sucre à la crème, des pots de confitures, des Lettres du dimanche? Quant à mon cœur amoureux éparpillé en mille miettes, je devrai sans doute le lancer aux quatre vents pour que les anges l’attrapent.
Cora
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