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2 octobre 2020

La belle Omelette 10 Étages

Encore une histoire du temps de notre premier petit resto situé juste en face d’un gros immeuble en construction.

Voilà donc qu’un beau matin, le boss du dixième étage atterrit sur notre perron. Et notre serveuse plutôt dégourdie de sursauter en apercevant le gaillard à cheval sur le premier tabouret de son comptoir. Poids plume et le teint poudreux, l’homme bouge étrangement sa crinière fadasse en essayant de lire les gribouillis d’une pancarte. Il cherche une omelette et lorsqu’il ouvre sa bouche pour la demander, sa voix est d’une telle douceur que notre Marie avale quelques hésitations avant de lui répondre.

— On a trois sortes d’omelettes, monsieur. Pis, cherchez pas, j’ai encore oublié d’apporter les journaux du matin.

— Au fromage avec des patates rôties, se résigne à dire le client. Et avec un chocolat chaud parce que je n’ai pas besoin de trembler lorsque je marche sur la poutre du dixième étage.

Et voilà que notre imprévisible Marie s’entiche immédiatement de ce cowboy de la construction. Elle lui rapporte les frasques de ses comparses électriciens et, en cachette de moi, lui raconte les histoires croustillantes des pompiers, toujours prête à allumer un rire dans une nouvelle figure.

D’un jour à l’autre, Antoine et sa troupe de maçons deviennent des clients réguliers de la pause de dix heures et demie. Ils s’installent à la grande table ronde du devant, calmes et dociles comme des gars habitués à la maîtrise des hauteurs. Je les observe du fond de ma cuisine. Presque silencieux, ils ressemblent à de gros oiseaux agrippés sagement au parapet d’une corniche.

Et puis, un certain samedi après-midi, vers 2 h, Antoine rapplique au casse-croûte et me parle pour la première fois. Il doit faire des heures supplémentaires car le contremaître de l’édifice de Laduco a remarqué une dépense inhabituelle concernant des feuilles d’amiante dans les cages d’ascenseurs. Antoine a passé toute la matinée à lui réciter les antécédents de ses hommes en l’assurant de l’intégrité d’une équipe avec laquelle il travaille depuis huit ans.

— Toi, madame Cora, accuses-tu ta serveuse lorsqu’il manque de la farine pour ta pâte à crêpes? Faut pas exagérer sur le pain béni!

Et l’homme déterre devant moi une soudaine vigueur entremêlée d’agressivité et de droits bafoués. Je l’écoute en pensant qu’heureusement le casse-croûte est désert. Probablement aussi vide que le ventre du cowboy qui demande maintenant une omelette. Je m’affaire pendant que l’homme me raconte quelques fragments de sa vie, combien il apprécie ses compagnons de travail, sa maison de banlieue et son passe-temps favori qu’il me demande de deviner.

Voilà que j’hésite à répondre.

— Moi madame, je suis comme vous, j’adore faire la cuisine.

Et voilà que l’ouvrier commence à débiter la recette de son chef-d’œuvre le plus réussi.

— Je ramasse tout ce qu’il y a dans le frigo : jambon, bacon, des saucisses que je coupe en rondelles et même du baloney lorsque ma femme accepte d’en acheter. Des oignons, des morceaux de tomates, du piment, de la crème et du fromage pour le râper sur le dessus de l’omelette que je vais servir dans la plus grande assiette du buffet. Je casse, madame, quatre ou cinq gros œufs dans le bol à salade et je les brasse vigoureusement. J’y ajoute les viandes que j’ai coupées en fines lamelles et je fais sauter le tout dans la poêle avec les morceaux de légumes. J’ajoute la crème, du poivre, parce que je ne mange rien sans poivrer, et je verse tout ça dans la grosse poêle en fonte de feu la grand-mère Josiane. Et j’attends, le temps de remplir le percolateur et de faire sept à huit toasts. Puis j’appelle ma femme pour qu’elle sorte du lit.

Et on mange, madame Cora, avec tout le respect que je porte à votre expertise, la meilleure omelette au monde.

— Ah! J’oubliais, y m’arrive d’ajouter des feuilles d’épinards frais lorsque ma Carmela les a pas toutes bouffées avec sa maudite diète d’Hollywood. Elle partira jamais tourner des films pour autant. Mais le samedi c’est garanti qu’elle triche. Elle peut pas résister à mon omelette. Et je vous jure, madame, que si vous faisiez cette omelette dans votre restaurant, les gars se rouleraient à terre. C’est à vous de décider.

L’homme dans sa fougue culinaire n’a pas réalisé qu’à mesure qu’il énumérait les ingrédients, moi, derrière le comptoir, je les ajoutais dans un grand bol avec les œufs, la crème et les feuilles d’épinards. Et lorsque j’ai déposé la belle omelette devant lui, entièrement recouverte de cheddar râpé extra-fort, l’homme m’a dit qu’il m’aimait parce que je ressemblais à sa mère qui voulait toujours faire plaisir au monde.

— Appelez-donc votre omelette l’OMELETTE DIX ÉTAGES en l’honneur de tous les gars de la Maçonnerie Sainte-Marthe qui se sont esquinté les os à rejointoyer tous les murs du dixième étage à Laduco.

— Promis, cher Antoine. Et ceux qui ne connaissent pas notre histoire pourront toujours penser que c’est à cause des dix ingrédients qui composent l’omelette. Et merci gros comme le ciel pour ta magnifique recette.

C’est ainsi qu’ont atterri entre mes doigts la plupart des idées fabuleuses à l’origine des déjeuners inscrits à notre menu. En écoutant, en fraternisant et en voulant faire plaisir au monde.

       ❤️

     Cora

Psst : Et bon appétit !

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