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31 mars 2023

J'ai rêvé d'un tatouage

7 h 34 au café du village
La nuit dernière, j’ai rêvé d’un tatouage. Quelle étrange chose! Ce n’était pas l’image de la jolie colombe de Picasso, ni celle de l’abeille emblématique de Bonaparte. Ce n’était pas non plus le mont Fuji que j’ai contemplé de très près en 2015, ni le beau soleil jaune de Cora, ni quoi que ce soit que j’aurais pu chérir au point de vouloir le tatouer sur ma peau.

Je suis d’ailleurs rebelle à ce genre de choses. Et pourtant, la femme qui s’est réveillée dans mon lit ce matin fixait son avant-bras gauche. Elle caressait les huit chiffres et les quatre lettres d’orthographe d’un tatouage à l’encre bleue d’environ un demi-pouce de hauteur.

Cette femme du rêve n’était pas moi; elle était juste LA PEUR EN MOI; la peur de faiblir, la peur de perdre mes facultés et la terrible peur de mourir. Je le confesse, j’ai un attachement quasi irraisonnable à cette vie terrestre et je perds facilement ma sérénité en imaginant ma dernière heure.

Toute la nuit durant, c’est la peur qui parlait et qui agissait à ma place. C’est elle qui a eu l’affreuse idée d’un tatouage. Elle sait que je suis gauchère et que l’encre doit être du bleu de la Baie-des-Chaleurs où je suis née.

J’en vois de plus en plus souvent de ces audacieuses œuvres d’art tatouées sur la peau des humains. Je suppose que ces trésors, souvent bien cachés, rendent hommage à l’animus qui les nourrit. Les symboles illustrés peuvent se ressembler, mais le grain du canevas est unique et les rend impossibles à dupliquer.

C’est la PEUR en moi qui a tout manigancé. C’est elle qui, pendant que je dormais, a fait tatouer ce passeport à l’encre indélébile sur mon bras gauche. Elle qui a inscrit mon année de naissance, le nom de ma grand-mère paternelle (qui est aussi le mien) et la date de mon grand départ : 1947-CORA-2047

Ce tatouage onirique ne représente pas une tendance artistique ni une création à montrer. Je connais la PEUR qui m’anime; elle a toutes mes qualités : audacieuse, entreprenante, astucieuse et infatigable. Ce qu’elle veut dire à propos de ce tatouage, c’est une subtile exhortation lancée au Maître de l’Univers. Comme un pacte écrit dans ma chair. Deux dates m’assurant 100 ans d’existence.

10 h 35
Elle parle, elle parle ma PEUR et elle veut toujours avoir raison. Elle aussi ne veut pas mourir. C’est pourquoi elle insiste autant, venant dans mes rêves, me remplaçant dans mon lit et me bourrant la tête de recettes de longévité.

Même en écrivant cette lettre, elle me chuchote ses consignes. Elle m’invite à ne pas exhiber mon tatouage car il ressemble, mais n’a rien à voir, au marquage au fer rouge des esclaves de jadis. Les chiffres tatoués sur mon avant-bras sont là pour convaincre mon corps de rester en vie. La PEUR connaît mon attachement à cette vie d’ici-bas. Comme elle ferait n’importe quoi pour m’encourager à vivre, je lui pardonne ses incartades nocturnes. Je sais que cette suggestion de tatouage est un espoir, une alliance avec l’au-delà.

11 h 15
Jour après jour, ma longue vie s’effrite, s’allonge et court après son souffle. Le reste de mon âge vit dans une maison à ciel ouvert d’où s’envolent des milliers de phrases à cheval sur le vent. J’aime disparaître en fines tranches. Semaine après semaine, mes lettres s’appuient l’une sur l’autre comme les marches d’un long escalier menant vers le paradis. Mot à mot, je grimpe vers la fin à pas de tortue.

Je réfléchis si peu, avec cette vieille caboche et ces doigts crochus qui tapent encore des fautes sur le clavier. Vaille que vaille, j’imagine qu’un certain matin, très tôt ou durant mon sommeil, un elfe bienveillant fermera mes paupières. J’imagine qu’à cet instant précis, sur la cinquième planète du Petit Prince de Saint-Exupéry, un allumeur de réverbères fera naître une nouvelle étoile.

11 h 40
Voici que Carmen, mon habituelle voisine de table, me demande ce sur quoi j’écris.
— J’écris sur la mort, chère Carmen. Surtout sur ma peur de mourir.
— N’aie crainte, chère Cora, « Quand on meurt, soit on s’endort, soit on se réveille. »
— Qui donc a dit cela?
Carmen ne s’en souvient plus.

Cora

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