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2 juin 2024

Avant de mourir

Que me reste-t-il à faire avant de mourir? Ce qui peut arriver à toute heure, ce soir ou dans deux ans, dix et peut-être vivrai-je jusqu’à cent ans? Ce qu’il me reste à faire, c’est vivre, évidemment! Ouvrir mes yeux chaque matin vers 5 h et attendre que le soleil se réveille. J’adore cette clarté blanchâtre qui précède la naissance du jour. Ce bleu clair envahissant la terre, telle une immense mer à l’envers. Devant tant de beauté, je referme mes yeux et laisse l’aiguille du temps s’envoler.

Où suis-je? Je rêve, je suis confuse, je cherche le paradis. Serait-il en haut, tout blanc, ou peut-être au fond des mers, tout vert? Comment pourrais-je quitter cet endroit paradisiaque? Les fleurs, les immenses sapins, ma famille, mes livres, mes écrits et mes arrière-petits-fils heureux de bientôt s’asseoir sur les bancs d’école.

Je somnole encore en imaginant une toute petite fille qui marche à quatre pattes dans la cuisine de Caplan. Elle mâchouille un petit poisson séché et me sourit. Serait-ce possible de recommencer ma vie? Je veux juste vivre encore quelques années, découvrir qui je suis, me guérir et apprendre à aimer.

Qu’est-ce que vivre? Si la vie était de longues vacances, et elle est loin de l’être, on regretterait à la fin comme on le fait toujours de ne pas avoir vu ceci ou cela : le Sphinx de Gizeh, la tour Eiffel ou quelques kilomètres de la grande muraille de Chine. Dans cet autocar qui amène une poignée de vivants aux portes de l’au-delà, de quoi parlerait-on avant de ne plus parler?

Je me tais. J’avale mes questions puis j’explose. Je crie mes regrets : de ne pas avoir terminé mes études classiques, de ne pas être devenue une grande écrivaine, de m’être retenue d’agir selon mon cœur et ma vraie volonté. J’aurais tellement dû refuser d’épouser le mauvais père de mes enfants.

J’ai encore tant de choses à vivre avant le grand départ. Ma tête s’agite, mon cœur s’enflamme! C’est difficile d’apprendre à mourir lorsqu’on n’a jamais appris à vivre. Devrais-je dresser une liste de choses à faire, à voir et à penser pour davantage ressentir la beauté de la vie au-delà des limites que je lui ai moi-même fixées? Pourtant, j’aime cette vie, ma vie. Quelquefois tranquille et pourtant si bonne et si belle! Lorsque je me contente d’une monotone quotidienneté, je risque d’être déçue. Si je chasse les abeilles de mes platebandes, pour sûr je ne peux m’attendre à recevoir le miel.

Suis-je bien vivante? Je m’interroge. Je tâte mon bras gauche, mon sein droit, mon cou, mon ventre. Je suis faite de poussières d’étoiles selon le célèbre astrophysicien Hubert Reeves. J’aurais tellement voulu le rencontrer en personne, lui demander où nous allons lorsque nous nous envolons. Serions-nous vraiment les enfants des étoiles incarnés sur terre? Et, dites-le-moi, qui serait le père d’autant de marmots?

Je suis forte, je suis sotte, ma pendule déraille. Tel un poupon, je confonds le jour et la nuit. Dans un coin de ma tête, je cultive la sagesse et cette miséreuse pousse à pas de tortue. Il me reste si peu de temps!

Je désespère, l’âge défigure ma beauté. Il plisse ma peau, tache mon front, renfonce mes joues et affadit mon goût. Mes rêves d’aventure fondent comme glace au soleil.

J’écris et je tremble de peur. Rien n’arrive que ce qui doit arriver. Je voudrais m’envoler, je voudrais rester, m’attacher à un chêne géant et ne plus bouger. Pourrais-je réfléchir et me définir avant de partir? Mon chemin de vie a toujours été de cultiver mon imagination et d’explorer de nouvelles formes d’expression. Je surmonte ma peur de ne pas être à la hauteur. Jeune fille, je cousais mes vêtements, j’écrivais des poèmes, je dessinais des fleurs, des visages, de jolis hiboux et des têtes de lion dont j’imaginais le sort.

C’est inné, l’artiste en moi est capable de voir le potentiel d’une idée, d’un paysage, d’une couleur ou d’une tournure de phrase. Ma tête s’emballe, mes doigts s’activent. Ils avancent dans un Sahara imaginaire, sur une page blanche soudainement inondée de milliers de pattes de mouches. Ainsi m’arrive la grâce des mots, la générosité de l’écriture. Je crée chaque matin en expérimentant l’advenance des mots arrachés au chaos. Je plane, je vole; le parfum des lilas enrubanne mon été.

Dans ce généreux monde des mots, ne pourrais-je point imaginer ma propre mort? Voir cette immortelle dame arriver tout doucement comme arrive le printemps. Entendre les sirènes des bateaux, les cris des pêcheurs, le doux chant des goélands, les pleurs des enfants. Je nous vois, la mort et moi, avançant sur le quai. Nos robes roses soulevées par le vent. Nos souliers blancs souillés d’écailles de poisson. Un aigle géant nous empoigne et je souris. Je sais que c’est la fin et pourtant je suis bien. L’oiseau connaît le chemin jusqu’à la porte des anges. Ouvre-moi, maman!

Cora
❤️

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