Amor fati (Aimer ce qui est)
Dire OUI à la vie c’est consentir à ce qui nous arrive, à ce qui se présente à nous. Face aux diverses épreuves de la vie, je ne me suis jamais révoltée. J’encaissais et en cachette, j’écrivais. C’était en quelque sorte ma façon de résister au courant d’agressivité que j’ai eu à affronter pendant de longues années.
Écrire, même avec une encre diluée par les larmes, m’a permis de m’inscrire dans le temps et aussi de planter des repères dans l’immatérialité de cette horrible odyssée. Mon calepin ne consignait point les dates, mais les faits. Les calamités du quotidien, les explosions de tristesse, l’injustice du sort, l’amertume collée à ma peau, la désespérance menaçante et les continuels ressentiments qu’à contrecœur j’entretenais.
Selon l’auteur Hélène Dorion, dans son beau livre intitulé RECOMMENCEMENTS, « notre façon d’aimer prend sa source dans l’enfance, à travers la satisfaction ou non de nos besoins fondamentaux et par les expériences émotionnelles déterminantes que nous y faisons. Eden ou affres, c’est là où se creusent nos blessures ou s’édifient notre première vision de l’amour et du lien. »
J’ai assurément manqué le bateau en ce qui concerne l’affection, la tendresse, l’apprentissage des choses de la vie et l’amour, cet innommable trésor qui assure la continuité de l’espèce. Mariée sans crier gare, j’avais déjà dans mon ventre des orteils minuscules, un petit sexe visible, un embryon presque prêt à sortir de sa zone de confort. Mais déjà l’enfant ne voulait pas affronter ce monde du dehors. Il fallut l’arracher de mes chaires avec cet horrible instrument d’extraction métallique en forme de pince. Sa frêle ossature marquée à jamais sur le côté droit de son front.
Tous ces morceaux d’histoires à la dérive dans ma tête; mosaïque flottante de détails agressants. Tous ces appartements de fortune du temps du mariage. Ces troisièmes étages moins chers et miteux, ces escaliers trop longs et trop dangereux, ces coquerelles nocturnes envahissant la cuisine, ces cordes à linge bord en bord du logis. Ni cadre, ni plante, ni beau divan, ni tapis. Tout était usagé, outrageusement usé.
Je prolonge cette page parce que ma bouche déborde de mots. J’écris, je rature et je compose. Toujours, toujours, l’encre s’agite. Certains paragraphes ne sont que de petits vestibules, des phrases assassines qui n’entreront jamais dans la maison; des horribles pensées qui s’agitent et tourmentent ma logique.
Ces lieux de l’enfance, ces gestes, ces mots s’enfuiront-ils peu à peu de ma mémoire? Assise sur le divan bleu, mes pieds touchant à peine le sol, j’ai peut-être quatre ou cinq ans et je suis triste comme la pluie tombant lentement. Papa écoute encore Mario Lanza. Devant moi, quelques grosses larmes glissent sur ses joues et sautent dans le vide. Je voudrais les toucher, prendre un de ses gros doigts dans ma main et pleurer avec lui.
Tac, tac, tac dans la cuisine, maman hache un oignon pour le ragoût du souper. Elle a mis ses gants blancs qui se mouillent à mesure que l’oignon crache son jus. Tac, tac, tac les dés de carottes sautillant dans le bol en fer blanc.
Mes phrases sont des morceaux éparpillés de rêves et de réalité; de présences immatérielles plus bavardes bien souvent que des aigles adolescents.
Ces jours-ci, je découvre le poète suédois Tomas Tranströmer (avril 1931-mars 2015). Je bénis sa grande force d’écriture, son savant mélange d’allégories et de fidèles descriptions de l’univers naturel et cosmique. J’aime beaucoup ce poète qui, à travers une série d’expériences intérieures, n’a de cesse de soulever les grands mystères de l’existence.
M’inspirant de ce maître, je voudrais tellement composer des phrases illuminantes, des tempêtes de neige sans froid, des amours sans tracas.
« AIMER CE QUI EST » est aujourd’hui ma ligne directrice. Comme dire OUI à la vie et à tout ce qui m’arrive. J’ai cette divine assurance qu’un ange trace ma route et qu’avec une patience infinie, il peaufine mes meilleures lignes.
Cora
❤