Je me souviens du moment précis où ma mère a eu l’étincelle qui allait changer le cours de notre vie. C’était sur le boulevard de la Côte-Vertu. Cette étincelle est rapidement devenue un soleil qui a su illuminer 1 salle à manger, puis 2 et bientôt 130, partout au Canada.
Pour ma mère, servir à manger ne suffisait pas. À une époque où l’on troquait l’authenticité pour du vite fait,
elle a exigé que chacun puisse retrouver le goût d’un bon déjeuner préparé avec des produits de première qualité. Et au-delà du bon, il fallait du beau. Elle voulait des assiettes pleines de couleurs, remplies de créativité.
Qui aurait cru qu’un petit casse-croûte de 29 places, appelé modestement Chez Cora, allait, un quart de siècle plus tard, servir plus de 250 000 déjeuners chaque semaine?
Pour rester authentique, il ne faut jamais oublier d’où l’on vient. Et, chaque matin, il y a toujours cette petite étincelle qui vient nous le rappeler.
Il y a 30 ans déjà que la plantureuse crêpe Avril 89 a fait son apparition sur le menu des déjeuners Cora.
La crêpe, mince et longue à souhait, est nappée de la sucrée de bonne crème pâtissière Cora, déborde d’une généreuse portion de fruits frais, est décorée de trois rosettes de crème fouettée et saupoudrée de neige enivrante (du sucre en poudre).
Elle a été créée un matin d’avril 1989, vous l’aurez deviné, alors que, quelques jours plus tôt, Madame Cora avait joué un tour à une amie et cliente du restaurant à l’occasion du poisson d’avril. Pour se faire pardonner son coup pendable, Madame Cora a proposé à son amie de lui cuisiner le déjeuner de son choix. La cliente avait demandé une crêpe avec des fruits frais, mais additionnée d’une touche un peu sucrée et réconfortante. C’était la première fois que Madame Cora mettait de la crème pâtissière dans une de ses crêpes. Une vedette fruitée était née.
Joyeux anniversaire, toute délicieuse crêpe Avril 89!
Bien que nous n’ayons pu obtenir la permission de servir des repas à l’extérieur, nous prenons la chance d’installer quatre petites tables à deux places sur l’étroit perron devant le casse-croûte. La chaleur qui règne à l’intérieur du boui-boui augmente dangereusement la popularité de notre infraction.
Ma fille Julia n’est pas la serveuse la plus rapide du casse-croûte, mais elle est celle qui y attire le plus de clients. En poste à la nouvelle terrasse, elle doit manœuvrer habilement pour maintenir la paix entre les clients s’arrachant les chaises au balcon. Ainsi, un dimanche particulièrement chaud, elle n’a pas le temps de discuter avec l’Anglaise qui lui demande « un Bonjour (deux œufs bacon) avec two p’tites crêpes blueberries in the same plate, please ».
- No problem, Miss! Would you tell me your name?
- Why, why should I tell you my name to get my breakfast?
- Don’t worry, Miss. It’s only because of my mother. She has a knack for inventing breakfasts.
- My name is Rosemary Martingale, répond la cliente rassurée.
- Maman! Maman! crie Julia en entrant dans le casse-croûte. Il y a une Rosemary sur le balcon qui veut un Bonjour avec deux crêpes aux bleuets dans la même assiette.
J’allais me contenter de dire « d’accord Julia » lorsque ma fille insiste pour me provoquer devant tout le monde.
- Maman, est-ce que tu ne vas pas inventer un nom pour ce nouveau plat?
La chaleur de la plaque a fait fondre la tuyauterie de mon intelligence et ce sont des phalanges robotisées qui exécutent les commandes, l’une après l’autres sans interruption. N’ayant pas obtenu de réponse à sa question, Julia cogne deux verres contre l’autre devant mes yeux.
- Maman! La Rosemary du balcon mérite une invention.
- De quoi est-ce que tu parles, Julia? Qu’est-ce que Rosemary’s Baby vient faire ici, dans cette chaleur?
- Pas Rosemary’s Baby, maman, Rosemary’s Sunday!
- Quoi? Quoi, Julia? Qu’est-ce que tu dis maintenant?
- Maman, laisse faire, maman! On vient juste d’inventer un nouveau plat, l’Anglaise et moi, sur la galerie! Donne-moi un Bonjour avec deux petites crêpes aux bleuets dans la même assiette.
Quelques jours plus tard, la ville nous demande d’arrêter de servir des repas à l’extérieur. Sans broncher, nous avons déplacé les tables. Ils nous avaient déjà donné un déjeuner inoubliable
L’idée originale du déjeuner Sarrasin Surprise vient de chez les Américains. Un jour, bien avant que le premier établissement Cora ait même été un petit bourgeon d’idée, j’ai vu un tel plat dans un restaurant de déjeuners, ouvert vingt-quatre heures. Le plat, nommé « Pigs in the blankets », consistait en trois grosses saucisses enroulées dans des pancakes et, pour accompagner ce régal plutôt lourdeau, trois sirops étaient proposés : à la fraise, aux bleuets ou à l’arôme d’érable du Vermont.
- Pas trop compliqué de faire mieux! Avais-je alors murmuré au Tantale (roi mythologique condamné par les dieux à éprouver une faim insatiable) intérieur reluquant à travers ma paupière.
Et lorsque Jack l’Alligator se pourlécha les babines devant nos galettes de sarrasin, le souvenir m’est revenu. Nous avons jasé, Julia et moi, et avons conclu que les petits cochons méritaient mieux : une crêpe plus raffinée, à la farine de blé peut-être, ou alors nos bonnes saucisses dans une galette de sarrasin.
Immédiatement, la spatule s’est activée sur la plaque et a cherché à emprisonner les cochonnets dans les crêpes. Comme l’une sortait la patte et l’autre la queue ou l’oreille, Julia a décidé d’ajouter du cheddar râpé qui, en fondant, tiendrait lieu de colle pour retenir les victimes boudinées dans les linceuls croustillants.
Dans l’assiette, on accompagne les saucisses d’une jolie montagne de fruits coupés. Julia suggère encore de saupoudrer le monticule de galettes de cheddar râpé et hop! Le délice est crée. Comme il est hors de question de faire allusion à l’Alligator dans le cas d’une crêpe québécoise, le plat prend le nom de Sarrasin Surprise. Encore aujourd’hui la popularité de cet étrange assemblage d’aliments ne se dément pas. Avec du sirop d’érable ou, comme plusieurs le préfèrent, nappé de mélasse traditionnelle, ce mets constitue une ingénieuse représentation de la magie Cora.
Un matin frisquet de mars 1990, alors que nous cherchons un nouveau déjeuner pour commémorer notre arrivée sur le grand boulevard lavallois, Julia invente le délice qui obtiendra rapidement le plus de succès parmi les plats au menu.
Comme presque tous les samedis dans ce temps-là, Julia arrive au travail en retard, encore étourdie par le terrible tango qu’elle a dansé toute la nuit avec ses amis Évelyne, Maryse, Pablo, Caroline, Juan et Domingo.
Pour se soustraire à la double réprimande de sa maman-patron, ma fille se réfugie, dès son arrivée, dans la conversation animée du boulanger qui nous apporte justement les fameuses brioches à la cannelle et aux raisins que nous recherchons depuis peu. Julia empoigne une grosse brioche, la palpe et décide de la trancher en plein milieu dans le sens de la largeur. Elle trempe ensuite les deux demies obtenues dans le mélange à pain doré aromatisé et les couche délicatement sur la plaque de cuisson. Les morceaux commencent à frissonner de peur, puis, peu à peu, cédant à l’embrassade enflammée, le pain se transforme en un surprenant délice. Au moment où Julia soulève avec la spatule les deux morceaux de brioche dorés pour les faire glisser dans la grande assiette blanche, dame Gourmandise lance une fléchette magique dans l’œil de ma fille. Du coup, le regard de cette dernière pétille si fort que même monsieur Leboeuf, notre nouveau boulanger lavallois, comprend que Julia vient d’avoir une idée brillante. Lorsque celle-ci dépose un bel œuf miroir et deux tranches de bacon sur un côté de la brioche dorée, le rythme de ma respiration diminue tragiquement. La magicienne à moitié endormie se précipite ensuite au comptoir de fruits et décore l’autre demie d’une grosse montagne de fruits frais.
« Tiens, maman, voici ton spécial St-Martin! »
« Bravo, ma fille! Depuis le temps que je te plante des graines dans la caboche, voici enfin une merveilleuse récolte! »
D’où le nom dont nous baptisons ce plat : Récolte 90. La nouvelle invention est applaudie par l’assistance. Immédiatement offerte aux habitués du comptoir, elle devient en quelques jours la vedette incontestée des illustrations placardées sur le mur.
Le Seventh of July remonte à ces premiers dimanches à Côte Vertu. Comme il était alors d’usage de fermer les casse-croûte le dimanche, le nôtre souffrait tragiquement de solitude.
- Faut absolument trouver quelque chose pour tremper le nez du chat dans un bol de lait, s’exclame un jour Julia, désemparée.
Finalement, c’est Fatima qui propose d’utiliser le tableau du menu du jour pour y annoncer, durant la semaine, de nouveaux plats qui seraient offerts en exclusivité le dimanche. On en parlerait toute la semaine pour aguicher les gourmands, les inciter à faire le détour pour revenir le dimanche. Nous voilà tout enthousiasmées par la suggestion. Il s’agit maintenant d’inventer quelque chose d’encore plus génial que tout ce qui est déjà dessiné sur nos murs.
- Facile, déclare Évelyne. Cora, à quoi tu penses?
Un détecteur d’idées a déjà entrepris le ratissage de mon encéphale. On pourrait exagérer l’originalité d’une crêpe ou ajouter des zestes d’agrumes pour améliorer l’arôme des pains dorés, mais ce serait superflu puisque ces aliments sont déjà prisés par la clientèle.
- Et si on mettait des crêpes et du pain doré dans la même assiette? Qu’est-ce que vous en pensez, les filles? Propose Évelyne.
- Ouais…dit Fatima, il me semble que ça manque de punch.
- Pas si on ajoute une belle montagne de fruits mélangés, saupoudrée de neige (notre façon de désigner le sucre en poudre), réplique Julia, enthousiasmée.
Il me suffit d’ajouter qu’on pourrait aussi servir le nouveau plat nappé d’un coulis de framboises pour que la folie s’empare du casse-croûte.
- Oui! Mais comment est-ce qu’on va appeler ce régal, boss?
- L’Évelyne de Fatima? Non, ça se dit trop mal!
- Pourquoi pas la date d’aujourd’hui : « sept de juillet »
- C’est pas très accrocheur, commente Julia. Qu’est-ce que vous pensez de « Seventh of July »
- Pourquoi pas? La moitié de notre clientèle est anglaise, et on se chargera d’expliquer le nom et le contenu de l’assiette à l’autre moitié. Tu peux compter sur nous, de conclure Fatima me dévisageant.
L’expression fut très appropriée. Le succès du SEVENTH OF JULY servi le dimanche suivant est si fulgurant qu’à l’unanimité son illustration est placardée au mur dès le lendemain et le plat est servi sept jours sur sept aux gourmands ravis.
Un matin, un homme d’une cinquantaine d’années apparaît dans l’embrasure de la porte du boui-boui. Sa figure est coupée par une épaisse moustache coiffant un sourire irrésistible. L’homme hésite quelques instants à entrer, puis finit par céder à la muscade d’un gruau venant tout juste d’être servi au comptoir. De toute évidence, ce réfugié de noble famille est habitué à de plus luxueux établissements. Il avance vers le comptoir et doit enjamber la canne du vieux Sarto pour s’y installer. Il lorgne quelques instants les manœuvres de crêpes ayant lieu sur la grande plaque de cuisson et demande :
Des fruits… si possible bien frais, mademoiselle.
Frais! Rétorque Marie, comme si elle avait trouvé une tarentule dans le pot de sucre. Diable! Monsieur, nous n’avons que des fruits frais. D’où sortez-vous pour ne pas le savoir?
Et voilà monsieur Samira obligé de lui raconter toute son histoire de fleuriste immigré accusant une certaine réussite sur le boulevard Décarie à Saint-Laurent. La demande de Samira nous fait lui servir une belle assiette ne contenant que des fruits joliment coupés, sans crêpe, fromage ou pain doré. Parce que c’était son déjeuner favori à Beyrouth, du temps où sa mère lui apportait elle-même la petite assiette transparente toute remplie de pêches, d’abricots et de figues à la chaire mauve.
Quoique notre assiette soit composée d’autres variétés de fruits frais, nous l’avons baptisée Réveil Samira à cause du fleuriste libanais et longtemps nous l’avons illustrée avec une rangée de tulipes multicolores sous les mots.
L’histoire du Déjeuner Magie remonte à octobre 1990, sur le boulevard des Laurentides à Vimont, Laval, où nous venions tout juste d’ouvrir notre troisième établissement. Nous étions estomaqués de voir les clients foncer dans le stationnement comme les poissons dans le filet de la pêche miraculeuse. Cette extraordinaire affluence stimulait nos facultés créatrices à un point tel que la moindre demande se transformait illico en une surprise gastronomique!
Ainsi, par un beau matin, Martha, une ancienne compagne de survie, se présenta tout endimanchée avec son mari et me héla comme l’aurait fait la princesse Diana à travers le clic-clac des appareils photo.
"Cora! Viens rencontrer Saul, mon mari! Pis tant qu’à venir, me ferais-tu une surprise?"
Le regard de Martha glissa entre les plats énumérés dans le menu sans qu’aucun soubresaut ne finisse par me donner un indice de ce qui lui plairait. Sa tête voulait des fruits et son ventre, une orgie à la crème pâtissière… J’ai toujours adoré la gourmandise de Martha, cette façon qu’elle a de s’extasier, et de ne jamais s’asseoir trop longtemps sur la même feuille de laurier.
Ainsi, j’ai commencé par ressortir de sa boîte une des vieilles coupes à sundae que l’ancien propriétaire avait laissée dans l’inventaire du fonds de commerce. Je l’ai remplie de petits morceaux des meilleurs fruits du comptoir et je les ai arrosés de crème pâtissière éclaircie à la crème 15 %. J’ai ensuite façonné une belle coupole sur le dessus en utilisant des découpures de poires en forme d’éventail, de minces rondelles brunes de prunes, de petits escaliers de pommes, des étoiles de caramboles et de minuscules lampadaires mauves de bleuets sur des triangles jaunes d’ananas et des bisous rouges de framboises.
C’était ravissant. Un déjeuner en forme de bouquet comme un honneur rendu à la saison des récoltes. Mais la beauté n’allait pas suffire pour satisfaire la réclamation alimentaire de la demanderesse, je le savais trop bien… J’ai donc commandé à la cuisine un bagel bien rôti, juste comme madame les aime, je l’ai déposé dans une grande assiette en verre, au pied de la coupe garnie, et je l’ai généreusement accompagné d’une belle tranche de formage à la crème sur laquelle j’ai pris soin de stationner deux sentinelles de grosses fraises.
La charpente de fruits n’eut pas le temps de se rendre à la terrasse qu’une cliente s’exclama :
"C’est magique! Dites à Cora que ses mains sont magiques!"
Ce fut effectivement magique, et dame Martha se leva pour applaudir lorsqu’on déposa la nouvelle gourmandise sur sa table! Martha fut catégorique : elle refusa qu’un nom aussi ancien que le sien soit utilisé pour nommer l’invention. Son ex-mari, amusé, proposa alors l’appellation Déjeuner MAGIE...
Toujours présent au menu, ce plat opère sa magie depuis maintenant 27 ans!