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25 septembre 2020

Un ange m’insuffle le sens de la propriété

Fin 1990, nos trois restaurants commencent à faire parler d’eux. Autant grâce à nos déjeuners exceptionnels qu’en raison des courtes heures d’ouverture très avantageuses pour le personnel et les propriétaires. Et c’est sans parler des files d’attente quotidiennes qui ne cessaient d’allonger! Pas surprenant, je suppose, que nous commencions à identifier d’étranges personnages essayant de se faire passer pour d’autres et nous questionnant sur à peu près tout concernant nos débuts et nos intentions d’avancer plus loin. Muets comme des carpes, nous les ignorions tout en les traitant comme des clients ordinaires.

Et malgré tout, un ange cornu aida une certaine madame Camille Labonté (nom fictif) à atteindre le centre de notre organisation.

— Elle veut, elle aussi « faire un Cora avec nous » me dit ma fille plutôt suspicieuse.

« Camille Labonté a travaillé toute sa vie comme gérante de restaurants et envie maintenant cette nouvelle formule qui lui permettrait enfin de profiter un peu de la vie. »

La femme n’a certainement plus l’âge des espoirs insensés ni la candeur d’une jeune première. À travers les quarts de travail doubles et les maladies enfantines de ses marmots, elle a élevé une trâlée d’enfants qui sont aujourd’hui capables de l’aider à faire rouler un restaurant de déjeuners. Et de plus, son mari électricien peut à peu près tout réparer dans une cuisine commerciale me défile ma fille quasi convaincue.

— Elle pourrait être une bonne associée pour nous, renchérit-elle. — Maman, il faut que tu la rencontres. Et ça nous ferait un quatrième resto à ouvrir.

Lorsque le visage émacié de la femme, son regard anxieux et son dos un tantinet voûté s'assoient devant moi, je devine immédiatement l'accablement des années qu’éprouve cette mère courage. Et mon cœur se laisse amadouer.

Afin qu’elle puisse se familiariser avec nos façons de faire et pour que nous puissions la connaître un peu mieux, je l’invite à travailler dans un de nos restos jusqu’à ce que nous trouvions un quatrième emplacement.

Et oui, deux de ses filles peuvent travailler au service les week-ends afin qu’elles soient plus expérimentées lorsque le quatrième resto ouvrira ses portes. Et encore oui, pour le mari qui offre de nous  aider en cuisine à la préparation des mélanges à crêpes et des crèmes pâtissières.

Ravie de notre future association, madame Labonté devient en quelques semaines l’âme dirigeante de notre deuxième resto où nous l’avons installée pour qu’elle s’acclimate aux rudiments de notre concept et pour faciliter le voyagement des époux, car notre cuisine-atelier de préparation s’y trouve au sous-sol.

La famille Labonté travaille fort quelque deux mois pendant que je sillonne les artères commerciales propices à l’installation d’un prochain restaurant Cora.

Et un heureux jour, je trouve l’emplacement parfait!

Tout emballée de l’annoncer à madame Camille, j’arrive au resto tôt le lendemain et l’invite à prendre un café.

À peine ai-je annoncé la bonne nouvelle qu’en un instant, le visage de la mater familiale se transforme en démone.

— Nous n’avons pas besoin de vous pour ouvrir un restaurant de déjeuners. Nous savons maintenant quoi faire et comment le faire, me garoche-t-elle tout de go.

— J’allais vous annoncer ce soir que nous avons trouvé un bel emplacement et signé un bail très avantageux, ajoute-t-elle comme pour provoquer ma rage.

Lorsque la gueuse se lève pour ramasser ses affaires, un nuage de plomb me tombe sur la tête. Nous venons de lui enseigner toutes nos recettes et elle va maintenant s’en servir pour nous faire concurrence. Comment ai-je pu être aussi naïve? Comment ai-je pu faire une gaffe aussi monumentale? La pire jamais commise.

Mais une fois toutes les émotions passées, croyez-le ou non, l’incident s’avéra être la gaffe la plus utile de toute notre histoire.

Comme il nous était d’usage d’enseigner à nos responsables de cuisine comment, dans chaque restaurant, préparer les recettes exclusives que j’avais développées, il était à prévoir qu’une personne mal intentionnée en profiterait un jour. Et mieux valait que cela arrive tôt dans notre histoire.

Très rapidement, nous avons compris l’immense préciosité de nos recettes exclusives. Et nous avons presque immédiatement installé un véritable atelier de production où de fidèles employés étaient entièrement dévoués à brasser, à transvider et à empaqueter les produits exclusifs qui allaient ensuite être livrés à chaque restaurant, deux fois par semaine.

 Et à mesure que notre nombre de restaurants augmentait, le volume de denrées exclusives grossissait. Et l'atelier devint une petite usine qui dut à son tour confier toutes nos productions à de très gros manufacturiers alimentaires accrédités à travers tout le Canada.

Ainsi semble-t-il qu’un ange puisse se transformer en démon pour faire du bien à autrui. Et j’ai pardonné l'affront de madame Labonté qui m’a fait tellement réfléchir et prendre conscience de la valeur inestimable de nos recettes, de nos procédés et de notre concept de restauration matinale.

      ❤️

    Cora

Psst : Nous avons continué à ouvrir des restaurants sans nous préoccuper de ce que faisait la famille Labonté, car comme le suggère si bien le philosophe allemand, Friedrich Hegel (1770), mieux vaut :

« Écouter la forêt qui pousse plutôt que les arbres qui tombent »

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