Mon premier-né, l'artiste
Mon premier-né a les doigts maculés de couleurs vives. Il peine, il peint à cœur de jour, cherchant une teinte capable d’endormir ses tourments. Quelques fois, il m’envoie la photo d’une toile plus noire que l’obscurité abyssale et il me demande si j’y vois un dragon. Un quelconque pèlerin perdu dans le bois? Un bateau à la dérive? Ce premier fils est un artiste, il voit des choses avant qu’elles n’existent.
Ce grand garçon de plus de cinquante-sept ans peut passer une semaine entière à coiffer la houle d’une mer agitée, caressant chaque vague qui déferle ou qui se brise sur le rivage. Jouant avec dix teintes de bleu, sa patience est comparable à celle d’un moine bouddhiste. Et moi, d’un jour à l’autre, j’assiste à l’élaboration d’une ébauche qui dure quelques fois jusqu’à plusieurs mois.
Nous avons cela en commun : l’ébauche, tel un premier jet, une forme encore imparfaite que l’on donne à l’ouvrage. Mes brouillons de textes et ses dessins sont très semblables. Ils s’aventurent tous vers un commencement. Un titre éphémère au départ, puis une première couche de couleur, ou une suite de phrases filées, emprisonnées sous une montagne de doutes et d’hésitations.
Les agencements de mots s’avèrent moins salissants que la peinture, mais leur signification met plus de temps à aboutir. Comme des enfants indisciplinés dans une cour d’école, sujets, verbes et adverbes doivent attendre que la cloche sonne pour avancer en ligne droite. Bien souvent, la récréation dure plusieurs jours dans ma tête. Les phrases titubent et louvoient sur une patinoire glissante. J’attends. J’en souffre et je doute de mon talent. J’implore dame créativité de venir à mon secours.
Toi et moi, fils chéri, nous avons commencé nos carrières artistiques sur le tard. Avec nos têtes blanches aussi fougueuses qu’une tempête de neige, nous n’avons ni besoin de savoir qui nous sommes avant de nous lancer ni besoin d’anticiper un quelconque aboutissement. Nous aimons créer, mélanger le rouge et le bleu pour en faire du mauve. Nous exploitons tout ce qui nous inspire; les belles maximes, les livres, les chefs-d’œuvre des maîtres, les citations inspirantes, les conversations entre amis, nos rêves et tout ce qui parle à nos âmes la nuit.
Moquons-nous un peu de Picasso et faisons semblant d’être à sa hauteur! Profitons de ce qui nous nourrit, de tout ce qui nous donne à penser que nous progressons. Faisons confiance à dame inspiration; cette veine nourricière qui alimente la toile et le texte.
L’artiste, fils chéri, se découvre en travaillant, en priant, en enfonçant les touches d’un clavier ou en caressant mille et une fois le même paysage. Il expérimente, il pratique et patauge dans les esquisses des maîtres, imitant ici et là, jusqu’à ce qu’il découvre sa propre singularité, son art. C’est souvent lorsqu’on échoue à copier parfaitement ses idoles qu’on découvre sa propre voie.
Construisons chacun notre propre univers avec quelques vaillants pigeons voyageurs accoudés à chacune de nos fenêtres. Échangeons textes, textos, photos, idées saugrenues, couleurs inusitées et inspirations divines. Et prenons l’air. Respirons à pleines goulées. Le cerveau s’endort s’il reste toujours dans son lieu habituel. La distance et la différence de paysage stimulent l’imagination. Il paraît même que le mauvais temps stimule l’artiste.
Cher fils, sois spartiate, car tout avoir est nuisible à la créativité. Aie confiance en ton ouvrage, au moment magique et indescriptible où un certain coup de pinceau illuminera ton tableau. Savoure cette fraction de seconde où tu expérimenteras la félicité, la surprise et l’émerveillement; cet instant où toutes les forces de l’univers ne feront qu’une et où tu verras ce que personne d’autre ne verra.
Sache que cet instant d’euphorie est comme une drogue. Lorsqu’on y a goûté, on tente à tout jamais de retrouver cette seconde de pure allégresse. Tu dois d’ailleurs savoir que la créativité nécessite 95 % de travail ardu et 5 % d’inspiration magique. La créativité représente un ensemble de compétences que l’on peut arriver à maîtriser en y mettant du temps.
Je tape sur le clavier pendant d’inlassables heures, essayant de construire une phrase époustouflante. J’espère et je prie; quémandant les muses et la grâce du métier. Très cher fils, j’aspire, moi aussi, à ce rare moment de génie où l’imprévisibilité ouvrira la porte à la possibilité.
N’est-ce pas ce que nous sommes en train de vivre, tous les deux? Tu peins le tableau que tu voudrais accrocher dans ton salon. J’ai publié le livre que j’avais envie de lire. Il n’est jamais trop tard, disent les sages. Et moi, ta maman, je chercherai l’aigle noir caché sous tes couleurs vives jusqu’à mon dernier souffle.
Cora
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