Où irai-je demain?
Après la parution de la lettre du dimanche 24 novembre dernier, dame Carmen Jobin, une fidèle lectrice me rappelle qu’il est peut-être temps de revisiter ma « bucket list » (liste de vie). Je vous en avais glissé un mot au mois d’août dernier dans ma lettre titrée « Avant d’éteindre mon cœur », mais c’est avec grand plaisir que j’accepte de vous en parler une autre fois. Merci tellement, chère Carmen! C’est certainement l’occasion, peut-être la dernière, de fouiller ma caboche à la recherche d’excitation tranquille!
Ma tête carbure à plein régime, mais ce sont souvent mes foutues rotules qui m’empêchent d’avancer. Tout l’automne et tout l’hiver, je porte de jolis chaussons tricotés en vraie laine. Jadis, je les tricotais, mais aujourd’hui, je préfère économiser mes précieux doigts pour taper sur l’iPad. Dernièrement, surtout lorsque je regarde la télé, je constate que mes vaillants orteils ont tendance à grimper les uns sur les autres. J’écris installée à ma grande table de cuisine, devant moi, un mince filet de fumée sort du four. Aurais-je oublié la pizza qui décongèle? Dix fois par jour, j’égare mes lunettes de lecture. Suis-je allée à la boîte aux lettres cette semaine? Un jour sur deux, j’oublie d’avaler mes vitamines. J’aurais donc dû ne pas le dire à voix haute. Tous ces petits trous de mémoire s’empilent et ma charmante fille s’en inquiète. On dirait vraiment que seuls mes doigts sont encore les plus vaillants soldats de toute ma charpente. Debout, au garde-à-vous ou cachés entre les lignes, ils ont toujours de belles choses à raconter.
Bref, dame Carmen, en véritable vieillotte que je suis, ai-je vraiment envie de revisiter ma liste de vie? Peut-être devrais-je oublier mes bobos et envisager quelques petits voyages en automobile, moi qui aime tellement conduire. Pour sûr, je voudrais encore faire une ou deux fois le tour de ma Gaspésie natale. Voir les baleines, jaser avec les goélands et surtout emplir ma tête de nouveaux souvenirs.
J’envisage aussi d’aller visiter nos deux restos Cora sur l’île de Terre-Neuve. Je pourrais y demeurer quelques jours pour prendre le temps de ratisser la grande île, le parc national du Gros-Morne et Bonavista, ce petit village de pêcheurs et sa collection de maisonnettes colorées éparpillées sur les côtes rocheuses. Sans oublier le phare du cap Spear et les fameuses baleines à bosse que je n’ai encore jamais vues.
Pourquoi ne pas retourner à Boston, revoir le Quincy Market, l’Aquarium de Nouvelle-Angleterre, Cambridge et la fameuse Université Harvard où l’on m’a jadis invitée à prononcer une belle conférence? Plus jeune, je rêvais d’aller en Islande où résident mes auteurs favoris. Avant-hier, je me suis même renseignée sur la manière de m’y rendre, mais j’hésite. Je pèse le pour et le contre. Je ne sais plus sur quel pied danser. Pendant tellement d’années, j’ai occupé la position de celle qui donnait les directives. Que m’arrive-t-il? Ma tête élabore une escapade et mon petit cœur savoure la chair jaune d’une mangue.
Chère dame Carmen, peut-être pourrais-je oublier ma liste et réfléchir à ce qui me plaît encore? Dans cette maison que j’aime et qui ressemble à une véritable bibliothèque, il y a trois divans dans lesquels, tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre, je disparais au profit d’une histoire enlevante. Je bénis tous les arbres qui m’entourent et j’affectionne aussi, en été, les plants de lupins et leurs couleurs spectaculaires. J’en transplante un peu partout autour de mes deux galeries, comme si j’habitais dans leur propre paradis, sur l’île du Prince-Édouard.
J’aime aussi chacune des saisons que je trouve aussi belles que des tableaux de grands maîtres. J’apprécie sincèrement les corneilles, mes meilleures amies qui piaillent, qui crient, et qui ont toujours l’air de prendre bien soin de moi. J’aime tellement le langage de la poésie et surtout les brefs poèmes qu’on appelle haïku. Des soirées durant, je calcule chaque ligne, chaque mot et ma tête s’apaise.
Des quelques pays que j’ai eu le bonheur de visiter, j’ai certainement préféré l’Italie (2004), Rome et ma visite au Vatican où j’ai pu admirer de près l’œuvre de Michel-Ange au plafond de la chapelle Sixtine. Jamais je n’oublierai cette œuvre d’art, et plus précisément le doigt de Dieu qui touche le doigt de l’homme, telle une connexion divine représentant « la création d’Adam ». Quelques années plus tard, j’ai eu la chance de trouver, à bas prix, une sublime reproduction que j’ai depuis à la tête de mon lit, dans ma chambre à coucher.
En Norvège (juin 2006), j’ai dû m’acheter un gros sac en tissu pour rapporter la fameuse laine pure du pays que j’avais achetée en grande quantité. Cet hiver-là, j’ai tricoté pour tout le monde des foulards et des mitaines de couleurs assorties. Plus tard, j’ai aussi marché quelques kilomètres sur la grande muraille de Chine, cette fortification de quelque 9000 kilomètres dont la construction a débuté vers 220 av. J.-C. sous la dynastie Qin. J’ai aussi visité le Japon au printemps alors que tous les cerisiers revêtaient leurs manteaux de fleurs. Ce pays m’est alors apparu comme le plus beau au monde.
J’ai visité tellement de pays. Où irai-je demain?
Au cinéma, j’y vais souvent. À un spectacle, rarement. Lorsqu’il m’arrive de me sentir un tantinet morose, j’implore ma mémoire et elle m’offre chaque fois une belle assiettée de bons souvenirs.
Cora
❤️