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18 février 2024

Vendredi soir, chez l'épicier du village

Ayant passé la journée à peaufiner un poème d’amour, j’ai faim, mais rien ne me tente. Même pas l’asiatique que je préfère toujours lorsque j’ai le vague à l’âme. J’ai besoin de savon à vaisselle, de petits fruits pour ma santé, d’une papaye bien mûre, de quelques tranches de jambon et, j’en rêve tellement, d’une belle côtelette sur laquelle m’épancher. Vieillir en solo est un véritable coupe-faim.

J’ai toujours été seule, mais jadis j’avais ma merveilleuse entreprise à titre de compagnon. Nous apprenions ensemble, travaillions ensemble, développions de nouveaux marchés ensemble et je jubilais. Sautant d’un rayon de soleil à l’autre, j’étais au paradis.

J’ai besoin de crème à café. J’en bois tellement! Chaque fois que je m’ennuie, je pitonne sur la Keurig. Et vlan! Le chaud liquide ravigote mon esprit. Jamais de sucre dans mon café, si peu d’hommes dans mes pensées.

Les comptoirs de fruits me réjouissent. Moi qui, autrefois, me forçais à en manger, aujourd’hui je les savoure, surtout comme repas du soir. Je me compose de belles assiettes colorées auxquelles j’ajoute une portion de yogourt et de granola « keto ». En été, bien souvent, je garnis le tout de quelques fleurs sauvages. C’est tellement beau et ça réchauffe mon petit cœur esseulé.

Délaissant la pâlotte pulpe des ananas en bocaux de plastique, mon panier avance vers une grande table de desserts. Je zieute les renversés aux framboises, les gâteaux aux chocolat, les poudings chômeur et les nouvelles grosses galettes aux dattes de la fameuse Madame Labriski. Tout a l’air tellement bon! Merci, mais non merci. Je n’avale plus ces coupe-chagrins. J’affronte ma réalité de vieillotte laissée pour compte.

Je traverse rapidement l’allée des thés et des cafés de toutes sortes. Je n’ai pas un fin palais pour les liquides. Pourtant, dernièrement, une très bonne amie, entrepreneure et créatrice de mélanges d’épices, m’a donné une bouteille de rhum nommé « L’Assemblée ». Un rare élixir aromatisé avec les épices de ma copine Catherine de « LA PINCÉE ». J’ai beaucoup aimé! Bien sûr, pas tous les soirs, mais lorsque le cafard regarde un film avec moi, j’en bois une lampée. Pour un moment, ça ressuscite mes espoirs endormis.

Dans l’allée des surgelés, je sasse et ressasse de vieilles idées. Où est donc la meilleure crème glacée? L’enfance dorée que l’on m’a volée? Tous mes mots se défrisent juste à y penser. Reverrai-je la Baie-des-Chaleurs avec ses falaises rouge feu, son vieux quai renfoncé entouré d’anguilles aux petites dents coupantes? J’y suis allée il y a deux ans et j’ai eu peur d’entrer dans l’eau glacée.

Devant les pizzas surgelées, mes doigts de pieds gèlent. J’ouvre une grande porte et la referme aussitôt. Même si je vois sur les boîtes les jolies bouilles des plus beaux mecs de par ici, j’ai envie de dire que toutes les bonnes pizzérias sont décédées. Je me souviens du temps où j’aimais tellement les pâtes et les pizzas.

Où diable sont les petits pois verts surgelés? Ma petite-fille viendra demain et je vais lui cuisiner son plat favori : des « arakas » (des petits pois). Dans une casserole, faire sauter des petits cubes de veau avec des oignons coupés fins et des tomates broyées. Lorsque la viande est tendre, ajouter les petits pois, du sel, du poivre et de l’aneth frais (si possible) en abondance. Laisser mijoter tout doucement jusqu’à ce que la faim ouvre le couvercle. Ai-je encore du pain à la maison? Peut-être une baguette Première Moisson?

Au comptoir des poissons, l’homme grisonnant me sourit. Je l’aime tellement, mais son anneau de mariage brille encore à travers les écailles de poissons. Décidément, tous les bons hommes ont été harponnés. Qu’ai-je donc fait au Bon Dieu pour mériter cette infortune? Ouache! J’ai soudainement envie de brailler : le comptoir de morue est vide!
— « Je vous promets, j’en aurai demain! », dit le poissonnier sérieusement désolé.

C’est ce soir que je veux être consolée. Quelques tranches de jambon dans une demi-baguette pourraient-elles me calmer? Tout est vague dans ma tête, tout est vide dans mon cœur. Vais-je un jour arrêter de clamer mon manque d’amour? Les sages disent que « Ce sur quoi l’on insiste se manifeste ». Si je change mon fusil d’épaule, les hommes seront-ils tous à mes pieds? Peut-être!

Accrochée au panier, je traîne de la patte. Dans l’allée des spaghettis, des linguinis, des rigatonis, tout m’indiffère; même mes anciens héros, les beaux Stefano et Ricardo. À droite, les sauces blanches, à gauche les rouges. Le ciel tout blanc, l’enfer tout rouge. Dans celle des grignotines et des colas, un vieillard bedonnant tâtonne les gros sacs de croustilles. Il me sourit et je lui réponds :
— « Oui, oui! Les meilleurs sont les chips Kettle au sel marin. »
— « C’est la mémoire qui dégringole en premier, dit le vieux au sourire édenté. Ma tête oublie jusqu’au nom des biscuits préférés de ma chère Clémence. »

J’évite l’allée des cornichons, des olives et des légumes marinés. Peut-être un pot de betteraves pour accompagner mes fameux pâtés au saumon que je veux faire incessamment? Le saumon en conserve m’attend dans l’armoire depuis assez longtemps. Je constate que je suis définitivement moins vaillante qu’avant. Serait-ce l’âge qui me contrarie? La fainéantise qui me courtise? Ma sauce aux œufs est la meilleure au monde. Juste à y penser, j’ai faim!

Arrivée devant le réchaud à poulets BBQ, j’imagine ma dernière heure : mon corps parfumé d’épices piquantes, ma poitrine un tantinet croustillante, mes cuisses bien cuites, attachées ensemble. On m’enrubanne de papier glacé et on me garde au chaud. Les affamés passent et repassent devant le comptoir brûlant et tout comme dans mon ancienne vie, j’ai encore l’impression qu’ils m’ignorent.

On finit tous par passer à la caisse et je crois fermement que c’est l’addition de tous nos bons coups qui coûtera le moins cher. Quant au Roméo de mon cœur, peut-être devrais-je agrandir mon territoire de chasse? Sortir du village et arpenter les grandes surfaces de fringues au rabais.

Je badine, je rigole, ces mots enivrés de chagrin
bayent aux corneilles juste pour étirer le temps.
Qui donc s’occupera de moi de l’autre côté?
Quelquefois, j’ai peur et je pleure dans les allées.
Si peur que mes doigts ne peuvent plus vous parler!

Cora

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