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24 novembre 2023

La porte à deux battants de l'oubli

Ces jours-ci, quelques souvenirs déstabilisants me reviennent en mémoire. Peut-être est-ce à cause des froidures de l’automne? Du chant des oiseaux que je n’entends plus? Une phrase surgit et ma tête pleurniche. Serait-ce cet insatiable besoin d’amour qui me tourmente? Seul dans un désert inimaginable, mon vieux cœur essaie de survivre. Il s’invente des châteaux de cartes que le vent s’amuse à démolir. Vaille que vaille, par grand froid je sème des pépins et j’espère un verger. Un clin d’œil rosi, un tendre sourire, une nanoseconde de tendresse.

Toute petite, je ne savais rien de ce qu’il fallait savoir. Mon papa n’était pas l’illustre Serge Bouchard (anthropologue québécois) prenant le temps d’écrire un livre à sa fille. Pourtant, il avait un cœur plus gros que l’Everest dont tout l’amour servait à amadouer le cœur cadenassé de maman.

Je me souviens d’une certaine après-midi d’été avec en main un joli calepin d’écriture. Je venais d’avoir douze ans, j’étais assise dans un champ tapissé de verdure sauvage et j’entendais le bourdonnement des abeilles visitant chaque fleur. Sur mes bras découverts, la douce caresse du vent traçait des mots et ma tête s’emplissait de lignes à recopier dans mon calepin. La nature à cette époque était ma mère, ma sœur et l’amie la plus fidèle au monde.

J’ignorais ce qu’était l’amour, la joie, la fête et tout ce qui réjouirait mon petit cœur. Tant bien que mal, je cherchais de jolis mots dont la réelle signification m’échappait; des mots appris dans le dictionnaire, dans le journal de l’époque ou dans les rares livres à ma disposition.

En cachette, quelques fois, j’osais décrire les pleurs de maman : tête penchée bêchant son immense jardin, ses larmes arrosant les sillons; certains matins déversant son trop-plein sur l’épaule de la voisine; et sur la table de cuisine en pleine nuit, cousant nos habits en pleurnichant. Elle avait des mains rougies d’eczéma, une peine d’amour incurable et un courage à toute épreuve. Je l’aimais tellement et je la haïssais souvent parce qu’elle ne m’apprenait jamais rien.

C’est ainsi qu’un jour, assise dans ce champ, portant ma jolie robe jaune, je me suis étendue, assoupie, et peut-être même endormie. À mon réveil, j’ai constaté que ma robe était tachetée de rose. Sans m’en apercevoir, pensais-je, je m’étais certainement roulée dans une talle de fraises sauvages.

Vite, vite, je me suis levée et j’ai ramassé calepin et crayon. Mes yeux presque sortis de leurs orbites cherchaient des fraises et n’en trouvaient aucune. D’où venaient donc ces taches rouge-rose salissant ma belle robe du dimanche? En route vers la maison, je me suis aperçu que de minuscules lignes rouges coulaient sur mes cuisses. J’avais peur, très peur de le dire à ma mère; à cause de ma belle robe souillée et à cause du sang qui n’arrêtait pas de couler.

Que dire à maman? Quelle sorte de maladie était-ce? On ne m’en avait jamais parlé. J’ai caché ma robe jaune tachetée et ma culotte sous le matelas de mon lit. J’étais la plus vieille des trois fillettes et, après vérification, j’étais la seule dont le sang coulait.

Maman frappait de plus en plus fort sur la porte de la salle de bain et je ne voulais pas lui ouvrir. Mes cuisses ruisselaient de sang, la peur s’emparait de moi et je pleurais. Ce fut finalement la voisine qui arriva et ouvrit la porte avec un clou. Lorsque ma mère comprit ce qu’il m’arrivait, qu’elle saisit la provenance de tout ce sang qu’elle voyait, elle se mit à brailler. J’étais trop jeune, me dit-elle, trop petite et encore ignorante des choses de la vie. La voisine prit donc les choses en main, m’installa dans le bain et me lava à l’eau tiède. En me savonnant, elle m’expliqua ce qui allait désormais m’arriver chaque mois et comment je devrai être vigilante et prudente pour ne plus tacher mes vêtements.

Toujours, toujours, lorsqu’un trop plein de solitude assombrit mon paysage, une bonne fée m’envoie une souvenance. Un moment nécessaire de jadis qui m’a appris à grandir. J’avais complètement oublié mes premières règles et, ce matin, la porte à deux battants de l’oubli s’est tout grand ouverte.

L’écriture est une baguette magique que tout le monde devrait s’offrir. L’encre fidèle entrepose notre passé, enregistre notre présent et s’amuse à prédire notre futur.

Cora

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