Nos premiers employés.
En ce matin frisquet de décembre voici encore un souvenir qui s’acharne à me sortir du lit.
Nicole, Marie, Caroline, Guillaume le Mexicain qui mâchouillait le français et Moustafa à la plaque, aussi lent qu’une tortue. Je les aimais tellement. En fermant mes yeux, je vois leurs visages défiler dans la petite noirceur de l’aube. Je suis heureuse en brossant mes dents comme si j’allais revêtir mes blancs de cuisine, tresser mes longs cheveux et embarquer dans la petite Renault 5 pour voler vers notre premier petit resto. Parce que j’avais la clé à cette époque, je devais être la première arrivée pour ouvrir le resto, partir un silex de café et allumer la plaque chauffante.
Moustafa arrivait ensuite et sortait du frigo les fruits, les cartons d’œufs, la grosse bouteille de sirop maison, et les patates déjà cuites et coupées en rondelle, prêtes à être versées sur la plaque. Puis, Nicole arrivait, reconduite par son amoureux qui la débarquait à 7 h 10 pile, chaque matin de semaine. Ensuite, les policiers entraient, suivis de près par les pompiers dont la caserne était à deux rues de notre bouiboui. Je me souviens encore que pendant ses courtes pauses, Nicole qui se disait non-fumeuse, fumait en cachette dans le stationnement en parlant à tel ou tel client qui arrivait au resto ou en sortait.
Oui, oui, ce premier resto a été ouvert parce que j’avais un urgent besoin de gagner ma vie et de nourrir mes enfants. Pas surprenant qu’aujourd’hui, ma plus grande fierté soit le nombre toujours grandissant d’employés dans notre réseau canadien.
Les trois nombres les plus importants pour moi ont toujours été : le nombre de clients servis chaque jour, le nombre de restaurants en activité, et le précieux nombre de personnes qui, comme moi, gagnent leur croûte en travaillant sous le soleil Cora.
Je suis contente d’avoir partagé le plancher des vaches avec nos premiers employés, de les avoir vus grandir, s’améliorer et devenir des experts capables de former les nouvelles cohortes d’employés à mesure que nous ouvrions de nouveaux restaurants.
C’est relativement possible d’avoir une bonne idée; tout le monde en a tous les jours. « C’est l’exécution qui fait toute la différence » comme disent les gourous. Et pour exécuter, on a besoin des autres pour former et gouverner une bonne équipe de travail.
J’oserais dire aux jeunes patrons sans expérience qu’ils doivent aimer leurs employés s’ils veulent réussir. Ils doivent avoir à cœur de les comprendre, de les apprécier et de donner un sens à leur travail. Dieu merci, à mes débuts, j’ai pu me comporter comme une véritable mère pour mes employés et mes enfants dans la mêlée. J’ai su leur inculquer la bienveillance envers les clients et leur démontrer par l’exemple que nous n’étions pas les maîtres, mais les serviteurs de l’entreprise.
Toutes nos pensées, nos actions et nos paroles ont été imprégnées de cette ardeur que nous mettions à ravir nos clients.
Je n’ai pas été mollette ni trop permissive avec mes employés. Je les ai traités comme moi-même, sévèrement. Heureusement que mon rêve quasi impossible a pu susciter chez eux un attachement hors du commun. Tous ceux qui ont travaillé avec moi étaient dévoués, courageux, compétents et audacieux. Ils avaient deviné à quel point je détestais les trouillards, c’est-à-dire les trop peureux pour partager et défendre leurs propres opinions, ceux qui ne se compromettaient jamais et ceux qui avaient toujours l’air de penser exactement comme moi.
Mes premiers employés me visitent en rêve et j’en suis bienheureuse. Et je regrette de ne pas les avoir suffisamment remerciés et félicités. Je me souviens. Plus j’avais besoin d’aide et plus chacun d’eux prenait de l’envergure.
Plus je croyais à leur potentiel, plus ils excellaient. Mon cœur les aimait tous : ceux qui géraient nos restaurants corporatifs, ceux qui servaient nos clients et ceux de l’artillerie lourde qui formaient nos brigades de cuisine. Ils étaient nos véritables « chefs de tribus »; ceux qui entraînaient les nouvelles équipes à mesure que nous ouvrions de nouveaux restaurants, au Québec d’abord, et ensuite partout au Canada.
Ces experts sont pratiquement tous devenus officiellement les formateurs à l’emploi du franchiseur, quittant leurs familles pendant des semaines entières pour aller un peu partout de Terre-Neuve à la Colombie-Britannique. S’assurant de toujours identifier le potentiel et de former de nouveaux formateurs à travers le Canada, nos premiers formateurs sont devenus les chefs des différents départements de l’entreprise. Ils travaillent maintenant à proximité de leurs familles, avec nous et sous la direction du président.
C’est d’ailleurs à cause de toute cette équipe du tonnerre que j’en suis venue à céder mon précieux rêve de conquête à la prochaine génération. À vrai dire, je ne me souviens plus quand, en quelles circonstances précises, j’ai pris conscience pour la première fois que ce n’était plus moi qui tirais, mais eux qui poussaient pour que ça avance. Ce fut aussi subtil et réel qu’une pluie d’automne lorsqu’elle se change en neige. Lorsque tu t’en aperçois, c’est déjà arrivé.
Thomas Edison disait que la valeur d’un produit ne réside pas dans ce qu’il est mais dans ce qu’il apporte aux consommateurs. Ainsi, ce qui compte, ce n’est pas le prix de l’ampoule, mais la valeur de la lumière. WOW! Ça m’a fait réfléchir que chez nous, la véritable valeur ce n’est pas celle de l’œuf ou de la crêpe, mais bien L’EXPÉRIENCE INOUBLIABLE QUE NOS EMPLOYÉS FONT VIVRE À NOS CLIENTS.
Cora