J’avais 20 ans et 153 jours lorsque j’ai rencontré l’homme qui deviendrait mon mari. Oie blanche, candide et timide, j’avais reçu une éducation classique chez les religieuses. Plutôt intellectuelle, je ne connaissais rien des plaisirs de la vie. Tout ce qui comptait pour moi était de me rendre à la Sorbonne de Paris où j’avais réussi à être admise pour devenir écrivaine, ce que je souhaitais à tout prix. À bien y penser, qu’aurais-je donc écrit, dites-le-moi, si je n’avais pas rencontré cet énergumène d’homme qui a bousillé treize années de ma vie de jeune femme?
Je l’avoue, sa beauté remarquable m’avait séduite. Moi qui avais étudié l’ancienne civilisation grecque, des statues d’Adonis j’en avais vu des centaines. Mais l’homme qui m’avait attirée sur la piste de danse était bien vivant. Même si ma copine était plus de son goût, une fois résigné à moi, il me regardait droit dans les yeux et mon cœur fondait comme neige au soleil. Je n’avais jamais dansé de ma vie et, pourtant, j’ai laissé son bras prendre ma taille et tout doucement me tirer vers lui.
J’aurais dû m’en douter. Dans l’histoire ancienne que j’ai étudiée, Adonis courtisait à la fois Aphrodite et Perséphone. Imaginez-vous donc que le grand Zeus, roi des dieux, dût trancher la rivalité : Adonis passerait quatre mois de l’année avec chacune et quatre mois avec la personne de son choix. Voilà, à peu de choses près, ce que l’homme faisait en me cachant ses multiples déesses.
Alors que j’étais enceinte d’un troisième enfant, le mari m’avait forcée à tout abandonner à Montréal pour aller vivre en Grèce où il croyait qu’il trouverait facilement un emploi et que l’argent coulerait à flots. Ne savait-il pas que tous les hommes de son âge avaient quitté leur village natal pour immigrer vers des pays plus prometteurs? Nous venions de passer près de dix mois à Krya Vrysi et nous ne possédions rien de plus qu’à notre arrivée, sauf une nouvelle bouche à nourrir. La belle-mère avait finalement convaincu son fils de retourner auprès de ses deux frères à Montréal en promettant qu’elle et sa fille viendraient nous rejoindre pour que je puisse travailler pendant qu’elles s’occuperaient des enfants.
Dans ma caboche, le désordre d’émotions s’amenuisait. Mon petit cœur pouvait enfin anticiper le meilleur. Lorsqu’enfin arriva l’argent des frères du mari, l’homme s’empressa de courir à Thessalonique pour réserver nos billets d’avion. Ma belle-sœur pleurait, sa mère bougonnait, et moi j’étais folle comme un balai. Les deux plus vieux comprenaient que nous retournerions dans le pays de « papou » (le grand-papa québécois) et ils sautaient de joie.
En allant chercher un pain, j’ai revu l’ami Thanassis qui remplaçait son père au comptoir de la boulangerie. J’étais hyper contente de le voir.
— « Quand partez-vous? »
— « Je ne connais pas encore la date exacte, mais le mari m’a promis que ce serait dans moins de dix jours. »
— « Ton mari, avança Thanassis, prendra assurément son temps pour barguigner le prix des billets. Tout le monde le fait avec Olympic Airlines. D’ailleurs, pour un homme aussi prétentieux et exceptionnel que lui, ça devrait certainement marcher! »
Quant à moi, j’étais contente et heureuse. Mon cœur battait la chamade tellement j’avais hâte de retourner au Canada. J’allais retrouver l’eau courante à la maison, le chauffage électrique, le téléphone, une machine à laver et, bien sûr, un téléviseur. Tout ceci compenserait amplement le fait de ne pas nous être baignés dans la mer Égée. L’hiver canadien avale toute la végétation, mais la neige épaisse nous permet de nous promener en traîneau.
Dans les villages grecs, en 1972, la plupart des maisons avaient des toits plats où l’on installait une ou deux cordes à linge dépendant du nombre de résidents. La dernière lessive avant notre départ s’avéra pour moi très difficile. Le vent de novembre me mordait les doigts alors que j’étendais le linge mouillé, lavé et essoré à la main. Raison de plus de vouloir partir le plus vite possible au lieu de m’user la peau jusqu’aux os! J’étais soulagée de rentrer au pays.
De retour au Canada, nous allions aussi retrouver le crémage sur les gâteaux, le pouding chômeur, les hot dogs « steamés », la moutarde, le ketchup, les frites et les patates pilées, le pâté chinois, les guimauves, le blé d’Inde en conserve, la mayonnaise, le beurre de « peanut », le caramel, le pain tranché pour faire de bons toasts, les grosses citrouilles décorées et les bonbons d’Halloween. Si nous nous pressions, peut-être verrions-nous dans les parterres et sur les devantures de maisons des sapins de Noël remplis de boules multicolores.
En arrivant à Thessalonique, il n’était plus question de prendre l’avion. Nous nous rendrions plutôt à Athènes en autobus et j’ai tout de suite eu peur. Je repensais à notre vieux chauffeur fou qui avait embouti un camion d’oranges. Heureusement, nous nous en étions sortis avec une bonne frousse, mais rien de plus. Cette fois, un jeune chauffeur s’assit au volant et je me suis calmée. J’avais les deux plus vieux collés chaque côté de mon corps et le tout petit endormi dans mon cou. J’ai commencé à leur fredonner « À la claire fontaine », mais le mari m’en a vite empêchée. Oui, oui! Je devais toujours parler aux petits en grec, même en chantant!
Les brigadiers de l’aéroport d’Athènes ont bien voulu nous offrir une platée de phrases rassurantes, mais dehors, un vent à écorner les bœufs faisait peur aux voyageurs. Le mari avait assis les deux plus vieux dans un grand chariot de magasinage avec nos deux valises. Le tout-petit dans mes bras n’arrêtait pas de pleurnicher. Dans la salle d’attente, tous les passagers semblaient inquiets. J’entendais les conversations et mon angoisse bondissait chaque fois d’un cran. Un certain vent très puissant nommé « Bora » terrorisait régulièrement la mer Égée et empêchait les avions de décoller.
Nous avions soif. Nous avions faim. Nous avions peur. Arriverions-nous à bon port? Le mari fumait une cigarette après l’autre et je récitais des « Je vous salue Marie ». Il nous fallut attendre au lendemain pour finalement partir. Tous les passagers à destination de Montréal, sauf probablement ceux voyageant en première classe, ont dormi sur des petits matelas de secours ou sur les bancs de la salle d’attente. Nous allions finalement quitter la Grèce. Le rêve du mari de travailler peu et de devenir riche ne se concrétiserait jamais.
Le lendemain matin, nous sommes embarqués dans l’oiseau géant et je me suis empressée de remercier le grand manitou. Puis, j’ai invoqué sa clémence pour qu’il m’aide à m’éloigner de l’époux. Il m’était impossible de me développer dans une atmosphère hostile où je n’étais ni reconnue ni appréciée. J’aspirais à vivre dans un monde plus noble, plus vertueux et plus généreux. Un monde où règne la bonté, la gentillesse, l’amour, le courage et la compassion. Je me savais honnête et vaillante et capable de me trouver un emploi pour nourrir mes petits.
Comme vous le savez sans doute, j’en avais encore pour quelques années à subir les affres du mari. Précisément jusqu’à un certain jour de novembre 1980. J’étais mariée depuis 13 longues années et, ce matin-là, mes enfants et moi avons pris notre courage à huit mains et nous nous sommes enfuis du logis pour toujours. Je venais enfin d’émerger de mon cauchemar.
Que reste-t-il à dire de ce fameux voyage en Grèce? L’Office national hellénique du tourisme vous dirait que « tous les touristes du monde qui visitent ce magnifique pays en reviennent éblouis ».
Essayez pour voir!
Cora
❤️